L'ÉQUIPE MAGAZINE, 12.11.1988

Alain Prost: "Honda préférait que Senna gagne"


Alain Prost n'a pas aimé perdre le Championnat de F1. Il dit pourquoi. Sans remettre en cause les qualités de pilote de Senna. Il parle aussi de ses records, de ses projets, de son avenir. Et surtout pas de s'arrêter...

C'est étonnant. Alain Prost, vous venez de perdre le Championnat du monde de F1 en 1988 et vous ne paraissez pas déçu?
C'est vrai. J'ai l'impression qu'il n'y avait pas grand-chose à faire. Même si je n'ai obtenu que des premières et deuxièmes places, cette saison, la valeur de mon matériel a manqué de constance. Je n'avais pas grand-chose à espérer, à partir du moment où Ayrton avait pris une grande avance pendant l'été au niveau des victoires. Et puis je crois que Honda préférait que Senna gagne. Comme leur souhait s'est concrétisé, j'espère me reconcentrer de plus belle sur l'année prochaine et oublier celle-là.

Le paradoxe, c'est que le public a eu son attention attirée par une inégalité de moteurs après vos deux victoires au Portugal et en Espagne, alors qu'elle s'était surtout manifestée précédemment sur les circuits les plus rapides?
C'est ce qui m'a le plus déçu dans la saison. Ces deux courses ont créé un problème à l'envers. Je ne crois vraiment pas les avoir gagnées pour avoir bénéficié d'un moteur supérieur à celui de Senna. Tout était bien, simplement. Comme cela avait été bien au GP de France et au Mexique. Et partout où j'ai gagné cette année. Malheureusement, pendant l'été, mes moteurs n'ont vraiment pas correspondu à ceux de Senna. Plein de petits problèmes. Gênants pendant les essais, et encore plus évidents en course. A Monza, grâce à un moteur nettement plus fringant que le mien, Senna m'a dépassé en accélération deux cents mètres après le départ que j'avais mieux pris que lui. Pourtant, ce jour-là, sa consommation fut plus faible que la mienne. En ce domaine, l'écart record entre nos moteurs s'est produit au Japon: à l'arrivée il avait consommé cinq litres de moins. Ça ... ne s'était jamais vu. Pourtant, il avait dû cravacher. C'est ce qui me pousse à dire qu'il n'y avait rien a faire. Quand on ne peut pas contrôler la valeur des moteurs, il vaut mieux se concentrer vers l'avenir.

L'intervention de Jean-Marie Balestre, le président de la FISA, n'est-elle pas allée à l'inverse du sens souhaité?
Ce fut une goutte d'eau dans l'océan. Les Japonais ont une mentalité assez différente. Ce n'est pas un message de Balestre ou de quiconque qui pouvait les faire changer d'avis. Je crois qu'ils avaient une préférence pour Ayrton, sans d'ailleurs avoir d'animosité envers moi. Au contraire. Mais qu'il gagne correspondait à leur souhait, leur vœu. Ni les responsables de McLaren ni des gens extérieurs à notre équipe avaient la possibilité de changer quoi que ce fût.

Pourquoi cette préférence? Sa nationalité brésilienne, sa jeunesse?
Je ne sais pas. Je ne crois pas à des motifs d'ordre économique du style: "Honda voudrait s'implanter au Brésil." Pas du tout. Je crois plus à un petit favoritisme, de personne à personne, que j'avais remarqué dès les premiers essais privés qu'on avait fais ensemble, au Brésil en mars, à Monza en avril. J'avais commencé ces deux semaines. Avant que mon programme soit achevé, ils avaient préféré donner la voiture à Senna. Une façon de le protéger. J'ai ferme les poings. Je n'ai rien dit, rien fait. Pendant toute la saison, ça a été comme ça. Dans un cas les explications ne servent à rien. Quand quelqu'un est privilégié, il n'y a rien à faire.

Un comportement partagé par toute l'équipe McLaren ou spécifique aux motoristes?
Seulement Honda. Avec l'équipe McLaren elle-même, avec les mécanos, ça baigne dans l'huile. Tout le monde chez nous voyait bien comment ça se passait. Dans une écurie comme McLaren, moteurs t châssis constituent deux entités distinctes. Il n'y a aucun contrôle possible de la part de McLaren au niveau des moteurs.

C'est-à-dire que Ron Dennis, directeur de l'équipe, ne pouvait pas jouer un rôle d'arbitre pour équilibrer les forces entre ses deux pilotes?
Les Japonais on, seuls, la maîtrise des moteurs. Ils ont la possibilité de tourner le problème dans tous les sens, et de ne pas fournir les réponses espérées.

N'avez-vous tout de même pas fait preuve d'une résignation excessive? Après Monza, vous vous êtes rebellé et votre situation s'est améliorée...
C'est vrai. Il faut peut-être pousser les Japonais plus que je l'ai fait. Il faut presque les brusquer de temps en temps. Ce que fait très bien Senna d'ailleurs. Jusque-là, dans les relations professionnelles que j'avais eues, tout le monde allait dans le même sens. Dans une équipe qui en a les moyens deux pilotes doivent être à égalité. Dans le passé je n'ai jamais demandé des privilèges, même quand j'aurais pu le faire, avec Cheever ou Johansson. Je me comportais comme cette année avec Senna, ou comme je l'ai fait avec Lauda ou avec Rosberg. Quand quelque chose est bon pour un pilote, cela doit l'être pour l'autre. Mais en 1988 ce ne fut pas le cas. En voyant que Honda favorisait Senna, j'aurais dû être plus dur. J'ai peut-être eu tort. Je pensais que ça allait s'arranger. Chez McLaren, chaque fois qu'il y avait eu des problèmes, ils avaient été résolus d'une couse à l'autre. Pas cette année.

Après le Grand Prix de Belgique, puis après celui de Japon, vous avez dit que Senna méritait plus le titre que vous. Vous voulez parler des résultats bruts ou bien de vos qualités respectives?
A partir du moment où le Championnat était terminé pour moi, il n'y avait aucune raison de dénigrer Senna ou de diminuer ses mérites. A sept victoires à quatre en sa faveur après Spa, il était évident qu'il méritait le titre. Je ne voulais pas parler des problèmes que j'avais rencontrés.

Vous restez donc à deux titres de champion du monde (1985, 1986), soit à une longueur derrière Brabham, Stewart, Lauda et Piquet qui ont été couronnées trois fois. Les rejoindre constitue-t-il un objectif?
Pas vraiment. Evidemment, j'aimerais bien gagner le titre un troisième fois. Dans ce domaine, Fangio est nettement en tête avec cinq victoires en Championnat. Arriver à trois, ou même à quatre - ce qui me placerait juste derrière lui - est tentant. Mais mes ambitions ont toujours été fixées sur les victoires en course plus que sur les Championnats. Par ailleurs, il y a des statistiques qui montrent que sur l'ensemble d'une carrière j'aurais été le plus performant.

Des exemples?
Le nombre de points marqués. J'en suis à 502,5. Le pilote placé juste après moi est Lauda avec 420. Puis il y a Stewart avec 360. Ça fait un gros écart à mon avantage. Pareil pour le nombre des victoires: j'en totalise trente-quatre contre vingt-sept à Stewart. C'est un record que j'espère améliorer encore. Il y a aussi les meilleurs tours en course. Je suis très près de rejoindre Jim Clark. Il en a totalisé vingt-sept, j'en suis à vingt-six . Le jour où j'arrêterai, ces records donneront du relief à mon palmarès. Un titre de champion du monde c'est différent: Piquet en compte trois, n'empêche qu'il a été peu performant ces dernières saisons. En 1988, je n'ai pas été champion du monde, mais j'ai gagné six Grands Prix. C'est une garantie pour avoir encore une F1 compétitive l'année prochaine.

La victoire de Senna vous pénalise-t-elle au plan financier?
Oui, j'avais un bonus en cas de victoire au Championnat. Comme lui d'ailleurs. Donc c'est bien pour lui, pas bien pour moi.

Les supputations concernant vos gains donnent lieu à bien des fantaisies. Vous préférez être l'objet d'hypothèses parfois folles que de livrer un ordre de grandeur de vos revenus?
Oui, je préfère ne pas dire combien je gagne. Par pudeur. Parce que ça ne regarde personne. Parce qu'en France tout le monde cache ses gains. C'est un sujet tabou, alors pourquoi j'en parlerais? Les chiffres que j'ai pu lire me concernant me confortent dans l'idée qu'il ne faut rien dire. Personne ne peut croire ce que j'ai lu sur moi. Ça prouve qu'il y a une certaine folie au sujet de l'argent. Ça ne fait plus rêver, ça en rend certains complètement malades.

Pourtant, dans certains sports, en boxe, en tennis, des chiffres circulent sans jeter discrédit sur leurs bénéficiaires...
Ça reste flou. Dans un tournoi de tennis à un million de dollars, le public ne sait pas exactement combien touche le vainqueur. Même chose pour les golfeurs. Ou les boxeurs. Cela concerne toujours des sportifs qui ne sont pas français. A part peut-être en ce qui concerne Noah, on ne sait jamais très bien. Les somme que j'ai lues me concernant dans "L'Équipe Magazine" et "VSD" sont exagérées de plus de dix fois (Alain Prost pour ce qui concerne "L'Équipe Magazine" a raison. Nous avons d'ailleurs publié un rectificatif à la page 93 du numéro 384, daté du 29 octobre. Mais Prost n'a pu en prendre connaissance étant à cette époque au Japon. Un zéro avait été ajouté par erreur. Et ses revenus mensuels étaient donc estimés à 2'500'000 francs et non à 25'000'000 de francs). Ceux qui mentionnent ces chiffres font du mal. A moi d'abord. A ceux qui lisent aussi: en les trompant. Autre raison pour ne pas parler des gains: entre deux sportifs, aucun sera placé à la même enseigne que l'autre. Certains doivent payer des managers, des entraîneurs. D'autres payent de soixante à soixante-dix pour cent d'impôts.

Ça n'est pas votre cas.
Effectivement, mais je paye quand même des impôts. Les chiffres livrés au public sont forcement faux. J'aimerais beaucoup gagner les sommes qui m'ont été attribuées dans ces magazines. Ça me ferait vraiment plaisir...

Votre popularité est désormais bien établie. Ça n'a pas toujours été le cas. Pourquoi?
C'est difficile d'avoir une bonne image tout de suite et de la garder. L'essentiel est d'avoir une bonne image en fin de carrière. C'est le cas, je suis content.

Qu'est-ce qui rend la chose difficile lors des premiers succès, la jalousie?
Pour une bonne partie oui. Et puis les mentalités ont peut-être changé depuis mon entrée chez Renault en 1981. On me juge sur neuf ans de F1 et non plus sur une course précise. L'époque de Renault ne m'a pas aidé sur le plan de la popularité. Cela a été un couac total au niveau de mon image.

Un couac avec dix victoires quand même... Les succès ne suffisent donc pas pour acquérir la popularité?
Non. On le voit bien avec Henri Leconte. Les sportifs sont comme certains artistes: ils doivent attendre d'être jugés sur leur carrière, comme l'artiste l'est sur une œuvre et non sur un tableau.

Au fil des ans, à force d'affronter le public par l'intermédiaire des journaux, des radios, de la télé, n'avez-vous pas compris comment vous faire mieux apprécier?
Sans doute. Je n'ai pas l'impression d'avoir changé, mais sans doute suis-je plus diplomate. Il a fallu que je prenne sur moi pour taire les problèmes que j'ai rencontrés cette saison. Ce fut dur, parfois, de ne rien dire. Mais il le fallait, pour ne pas aggraver la situation. De plus, on peut froisser des gens à dire trop franchement la vérité.

Des regrets de ne jamais avoir couru pour Ferrari?
Pas du tout. S'ils étaient devenus réellement compétitifs, j'en aurais eu. Gagner pour Ferrari, ça doit être quelque chose de fantastique. C'est l'écurie la plus prestigieuse. Chaque fois que j'ai refusé leurs offres, c'était pour des raisons d'organisation politique, ou de compétitivité de voitures. Je ne vois aucune raison de regretter quoi que ce soit, puisque j'ai régulièrement été plus compétitif qu'eux.

La confiance en soi, comment évolue-t-elle au fil d'une carrière comme la vôtre?
Ma confiance en moi a toujours été absolue. Il fut un temps où je ne la montrais pas. C'était une volonté. Aujourd'hui, c'est une confiance totale en des qualités que je connais mieux qu'il y a douze ans. Je suis certain d'être meilleur comme pilote, ou metteur au point. Mais j'ai encore plein d'incertitudes quant à mon avenir. Je ne sais pas me situer. Est-ce que je dois continuer encore longtemps? Est-ce que je dois changer d'écurie ou rester chez McLaren? A mes débuts j'aurais saisi la première opportunité, cela aurait-il été une brouette avec quatre roues. Aujourd'hui, je n'ai ni le droit ni l'envie de piloter une voiture non compétitive.

Entre la naissance de votre fils Nicolas en août 1981 et votre premier titre de champion du monde fin 1985, quel a été l'événement le plus marquant dans votre accomplissement?
Une vie pleine et heureuse est la combinaison des réussites professionnelle et familiale. Je préférerais avoir un peu moins de succès en F1 si cela devait assurer la réussite de ma vie privée. Mon premier titre de champion du monde fut l'aboutissement de nombreuses années d'efforts. Il était indispensable que je le décroche cette année-là après l'avoir raté pendant trois ou quatre ans, parfois de près. La naissance de mon fils a constitué un autre aboutissement. Une logique dans ma façon d'envisager la vie. Je ne m'arrêterais d'ailleurs pas la. J'aurai plusieurs enfants. Après.

Votre famille a-t-elle une influence directe sur votre carrière?
Directe non. Indirecte oui, depuis quelque temps. En la personne de mon fils Nicolas. Il grandit. Il sait ce que je fais, s'intéresse de plus en plus à la F1. Il est certainement très malheureux que j'aie perdu le Championnat du monde. En plus, il commence à saisir les dangers. Ça me pose pas mal de problèmes.

Comment vit-il tout ça?
Il me ressemble. Il cache ses sentiments. Mais je vois bien que ça le tourmente.

Anne-Marie partage rarement vos déplacements. Est-ce son choix ou le vôtre?
Un choix qu'on a arrêté en commun, au début. Ensuite c'est devenu une habitude. J'aime être seul pour ma concentration. Mais le temps me paraît très long à l'occasion des grands déplacements.

Platini, Hinault en retraite, Noah, Tabarly sur la pente descendante: n'avez-vous pas l'impression d'occuper tout seul le haut du pavé au plan sportif?
Beaucoup de grands sportifs français n'ont pas la même renommée que moi parce que leur sport est moins médiatisé. Jeannie Longo constitue un exemple typique. Et il y en a d'autres. Je ne veux absolument pas me poser en seul représentant de haut niveau du sport français. Je suis simplement le principal bénéficiaire du sport le plus médiatisé, c'est différent.

Qu'est-ce qui vous pousse à continuer: l'habitude, l'intérêt ou la passion?
Ma passion est toujours aussi forte. J'ai toujours envie de courir. C'est très dur de s'arrêter quand on se sent compétitif. Le plaisir de gagner, d'être là en première ligne, toujours dans le coup pour une course ou le Championnat.. Ça a été dur de ramer pendant dix ou douze ans avant d'arriver dans une équipe compétitive. J'ai tout ce dont rêvent les pilotes à leurs premiers pas en compétition. Tout pour être le plus heureux des pilotes. M'en aller, ce serait renier mes espoirs de jeunesse. Je le regretterais. Je crois que je dois attendre encore un peu avant de prendre une telle décision. Elle dépendra beaucoup de l'année prochaine. A son issue, je peux très bien signer un nouveau contrat de pilote de deux ans, avec McLaren ou une autre équipe...

Pourriez-vous tourner complètement le dos à la compétition?
C'est une éventualité. Mais aujourd'hui, je dirai non. Beaucoup de grands constructeurs vont venir à la course: Peugeot, Mercedes, d'autres Japonais, des Européens, des Américains. Mon bonheur - et mon problème! - est d'avoir été approché par tous ces gens-là. En tant que pilote ou pour devenir consultant ou directeur d'écurie. Ça me fait réfléchir. D'abord sur ma carrière de pilote: dois-je continuer ou arrêter? Puis sur mon avenir: quelle est la bonne solution?

Propos recueillis par Johnny Rives



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