AUTO HEBDO, 17.02.1999

Alain Prost: "Dur de bouger une montagne..."



PATRICK CAMUS

Tandis que ses hommes se chargent de faire de la AP02 l'arme de la reconnaissance, Alain Prost a déjà le nez dans les années 2003-2005 Le pilote a définitivement fait place au patron. Gouverner c'est prévoir...

Rassuré? Soulagé d'avoir suivi les premiers vrais essais de sa nouvelle machine? Certainement. Satisfaction? Jamais. Non seulement elle ne fait pas partie de sa panoplie de sentiments mais la situation de laquelle Alain Prost essaie de sortir et la rage qui l'anime font un tout qui ne peut pas lui procurer un grand contentement. Il n'empêche que cette AP02 a tout de même de quoi faire avantageusement oublier celle dont personne n'ose plus parler!
Oui, peut-être. Je l'espère... J'y compte bien! Cette voiture n'est toutefois que la partie visible de l'iceberg. C'est ce qui est dessous qui dévore mon énergie et que je veux réussir. Si la base est solide et bien faite, le sommet tiendra forcément droit. Moi, ce que je vois en suivant la AP02 du regard c'est plus qu'une monoplace, c'est la concrétisation de quelque chose que l'on a mis des mois à mettre sur pied avec l'espoir qu'en bout de chaīne il en sorte un outil performant et fiable. Mes préoccupations ne sont plus celles d'un pilote, ni les mêmes que celles d'un ingénieur. Elles sont celles d'un patron responsable à la fois pressé de voir mūrir les fruits de son système et conscient de la longueur du chemin restant à parcourir pour atteindre le clan des grands. Bon, cette AP02 ne tourne encore pas dans les temps des McLaren. Elle me semble néanmoins posséder une bonne base, sans gros problème spécifique sur lequel nous devons encore travailler. Mais bon, voir réapparaītre des traces de sérénité sur les visages de l'équipe fait plaisir!

Il y en avait besoin?
On peut le dire. Il est rare de vivre une année si chargée de doutes et de problèmes... On aura vraiment tout eu!

A quel moment as-tu compris qu'il fallait en passer par la solution Barnard pour s'en sortir?
D'abord, cette AP02 n'est pas une Barnard-Peugeot mais une Prost-Peugeot ayant bénéficié de la collaboration extérieure de John Barnard. Ensuite John Barnard ne doit pas être considéré comme notre saveur. Si l'on reprend le cahier des charges que j'avais fixé il y a deux ans, j'avais souligné la nécessité d'une petite base en Angleterre. Je pensais déjà à lui à cette époque, pour ce que son équipe pouvait nous apporter, pas pour la personne Barnard.

Et pourquoi avoir attendu l'échec de la AP01 pour s'en remettre à lui?
Nous avons commencé à parler dès le montagne de mon équipe. Malheureusement, la situation réclamait une réponse rapide de ma part. Je ne pouvais pas, en une seule semaine, prendre la décision de m'engager dans un tel processus. Son coūt ne cadrait pas avec le manque de visibilité financière que j'avais à l'époque. De plus, je ne connaissais encore pas suffisamment l'équipe Ligier pour me permettre de la "casser" ici ou là. Il fallait procéder avec ordre et méthode. Mon intention a toujours été de construire la maison la plus solide possible et de la meubler au fil des besoins et des opportunités qui allaient se présenter. Il a choisi l'offre de Walkinshaw.

Ce qui vous a coūté cette saison 98 dramatique...
Avec le recul, et constatant que l'on est en train de bien rectifier le tir, je me dis que c'est peut-être une bonne chose d'avoir vécu cette saison de m...! Elle a permis à mon équipe de découvrir ses faiblesses, d'évaluer les lacunes du système pour en arriver à ce besoin de collaboration externe et de remise au propre de ce système.

Moralement un échec n'est jamais souhaitable!
Non, bien sūr, mais quand il survient il faut toujours prendre ce qu'il y a de bon en lui afin d'en éviter un second! Psychologiquement c'est bien que les gens se rendent compte d'eux-mêmes de l'échec, qu'ils en recherchent l'origine et l'admettent. Personne n'a la science infuse. Nous pouvons être bons dans certains domaines, un peu moins dans d'autres et carrément mauvais dans quelques-uns. La nécessité de se renforcer est donc devenue évidente, ce qui a facilité l'intégration de John Barnard. Je souhaite aujourd'hui que ces domaines de faiblesse deviennent rapidement des domaines de force!

A condition de prendre ce que B3 Technologies possède de bon...
C'est notre intention. L'échange existe. John Barnard ne nous apporte pas qu'un savoir-faire au niveau de certaines pièces. Il y a une manière d'étudier, de fabriquer, une expérience technique et technologique colossale et même un crédit d'image important. Même si cette "greffe" peut parfois poser problème, elle soude une équipe autour d'un projet dans la mesure où l'envie de progresser est partagée par tous.

Barnard vous suivra sur les Grands Prix?
Oui. Il devait même participer aux essais de Barcelone mais sa charge de travail est encore lourde. Il a préféré se concentrer sur les pièces à venir. Ses responsabilités sont en Angleterre, pas à Guyancourt!.

Globalement les commanditaires ont répondu présent aux sollicitations de Prost GP malgré cette saison 98 difficile. Pourquoi?
J'espère qu'il s'agit de confiance, d'un capital sympathie encore intact. Je dois t'avouer mal vivre cette situation dans laquelle je reçois davantage que je ne peux donner. Ne pas tenir les promesses faites m'a toujours mis mal à l'aise. J'en ai même carrément horreur. Bon, d'un autre côté nous n'avons jamais promis d'être champion du monde la première année... Je crois qu'il y a une certaine compréhension de nos problèmes. D'abord parce que notre communication est permanente, et honnête. Ensuite parce que nos partenaires sont de grandes entreprises, avec de grands patrons à leur tête. Certains n'ont pas hésité à établir un parallèle entre nos difficultés de croissance et celles qu'ils ont eux-mêmes rencontrées à un moment ou à un autre de leur vie professionnelle. Il nous est d'ailleurs arrivé d'évoquer ensemble les façons de les gérer... Mais le côté sympathique de l'affaire s'arrête là car il serait utopique et ridicule d'imaginer ces partenaires à nos côtés pour mes beaux yeux! Nous sommes dans un monde économique, industriel et commercial où la sympathie et le mécénat n'existent plus!

Ces grand patrons ont donc admis les risques de ce challenge?
Il y a forcément une part de risques en F1, derrière le volant ou derrière un bureau. A un moment donné il faut y aller. Ça peut passer, ça peut coincer. Mais il faut y aller. Ou alors dégrafer le harnais et ne plus rien faire. Dans les affaires c'est pareil. Au départ je ne crois pas que ces gens soient venus en F1 avec la perspective de voir leur couleurs passer du jour au lendemain devant celles de McLaren ou Ferrari. Ils sont avant tout intéressés par le challenge que je leur ai proposé, ce qui implique une notion de temps. La F1 d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier. L'époque où un constructeur ou un commanditaire débarquait en F1 avec l'idée de faire un gros coup avant de repartir est révolue. Désormais la réussite est le résultat d'un long travail en amont, de collaborations, d'investissements, d'une stabilité, de projets à long terme. Philosophie dont Ferrari et McLaren exploitent aujourd'hui les dividendes.

Quelle perception as-tu de ton challenge à travers le grand public? Prost le patron fait-il autant recette que Prost le pilote?
Absolument! Et même davantage dans la mesure où ce public n'est plus obligé de se partager et de participer aux polémiques qui ont opposé Prost à Arnoux, Prost à Mansell ou Prost à Senna comme ce fut le cas lorsque je courais! Le public n'attend qu'une chose, que Prost GP gagne. Le courrier et les témoignages que je reçois régulièrement sont des signes qui ne trompent pas. Prost n'est plus le bon Dieu ou le Diable, la star ou le nul mais quelqu'un sur lequel on compte pour porter la F1 française là où elle doit être. Le piège est que nous sommes un peu victimes de la popularité de l'équipe, malgré sa jeunesse. Prost-patron doit réussir ce que Prost-pilote a réussi. Piège que je redoutais et qui, à la longue, ne s'est pas détendu comme je l'espérais! C'est assez difficile à vivre mais bon... La F1 m'a beaucoup donné, maintenant c'est elle qui exige! A côté de ça il y aura toujours des empêcheurs de tourner en rond, des aigris, des chercheurs d'histoires qui, pour une raison x ou y répandront la mauvaise parole pour casser ce que tu essaies de construire, mais je les ignore.

En affirmant qu'il était impossible de sortir d'une saison 98 telle que celle que tu as vécue sans y laisser des plumes, à quelles plumes pensais-tu?
J'en reviens à la technique. Plus les voitures sont sophistiquées et compliquées et plus tu te rends compte qu'un détail peut faire d'une bonne ou moyenne voiture un mauvaise. Il suffit de quelques petits dixièmes au tour pour perdre deux ou trois lignes sur une grille de départ. Partant de là, le constat est simple: il faut traiter le détail avec autant de soin que le fondamental. Ce qui réclame moyens mais aussi expérience et connaissance de la voiture en question. En 98, nos problèmes ont fait que l'on a plus appris en deux mois avec la AP01 hybride qu'avec la AP01. Entre les deux, puis entre la AP01B et la AP02, nous avons dū casser le fil conducteur de notre apprentissage de la voiture, de notre appréhension de la mise au point. A l'inverse, le cas McLaren est édifiant. Tout juste si l'on distingue le modèle 98 du 97 et le 99 du 98! Et quand bien même il y a des différences, dans le détail la culture reste identique. Un avantage notable. Passer d'une philosophie à une autre ne fait pas progresser. Il faut garder le cap, et faire le dos rond.

A l'aube de cette saison, ton angoisse est-elle de ne pas être en mesure d'apporter assez en échange du budget confortable dont dispose Prost GP?
Non. Je pourrais raisonner ainsi si mon équipe était déjà "assise" depuis quelques années. Qu'elle "roule" à sa vitesse de sa croisière et qu'elle possède une visibilité portant sur les trois, quatre ou cinq prochaines années. Ce qui n'est encore pas le cas. Financièrement, c'est vrai, Prost GP disposera en 99 du meilleur budget de son existence. Pour 2000 il sera en baisse puisque quelques contrats arriveront à terme. Je n'ai donc aucune visibilité sur le futur. Voilà le problème.

Que t'apporterait cette visibilité supplémentaire?
Une sérénité indispensable, pour moi et ceux qui m'entourent, la possibilité d'emboucher vingt ou trente personnes de plus pour deux ou trois secteurs encore faibles. Bureau d'études et production. La vérité est là. On ne gagnera pas deux fois plus de points parce que le budget sera deux fois supérieur. Si résultats et budget étaient proportionnels il y a longtemps que Ferrari serait champion du monde! En revanche, la visibilité à long terme devient de plus en plus importante.

La France a plutôt bien suivi cette aventure Prost GP!
Oui. Le côté challenge français a plu. Pour moi ça s'arrête là.

A ceux qui disent que Prost fait avec la droite ce que Ligier fait avec la gauche, tu réponds quoi?
Que je n'ai pas perçu le moindre centime public. Pas même une aide régionale. Le seul coup de pouce - aide à la création d'entreprise et d'emplois - auquel je pouvais prétendre entrait dans la cadre d'une installation à Satory. Qui a capoté. Dès le départ j'ai annoncé que je ne voulais pas d'un projet politique, je m'y suis tenu.

La mobilisation a tout de même fonctionné derrière le champion devenu patron!
Oui... mais à la France je préfère évoquer les entreprises françaises, le domaine industriel privé à vocation internationale. Ce qui est un peu différent. On aime se faire hara-kiri en France, il faut pourtant savoir que la France sait se vendre, et se vend. Prost GP y participe à son niveau et j'aimerais que ce niveau monte régulièrement. C'est là l'une des grandes raisons personnelles de ce challenge.

Te demandes-tu parfois ce que tu es venu faire dans cette galère?
Oui, ça m'arrive de temps en temps. Quand je m'aperçois qu'il est difficile de faire bouger une montagne...

Le stress est-il plus difficile à supporter que derrière un volant de F1?
Ce n'est pas le même stress. Non seulement il est permanent, 24 heures sur 24, mais il est épouvantable! Nerveux, psychologique, angoissant. Un ingénieur raisonne à court et moyen terme. Un pilote à très court terme. Moi, depuis six mois, j'ai le nez sur 2001-2005! Incomparable. Cette AP02 va-t-elle bien marcher? Ses résultats vont-ils me faire renouveler des contrats et trouver d'autres commanditaires? Peugeot et l'apres-2000? La stratégie engagée va-t-elle nous permettre de progresser? Il nous faudrait bien une trentaine de gars en plus mais comment les payer? Le stress du pilote est lié à la prise de risques, à la déshydratation, aux contraintes physiques, à l'envie de gagner, de dépasser. Une pression très sympa, motivante. Un pilote rate sa course, il a la prochaine pour se récupérer. Au pire il peut même changer d'écurie! Sa liberté est totale... La mienne est nulle.

L'arrivée annoncé en F1 de plusieurs constructeurs ne risque-t-elle pas de modifier le paysage?
Il est certain qu'elle risque de donner un coup de vieux au chantier que nous venons à peine de construire! Et à d'autres aussi, plus anciens et plus structurés que le nôtre! La guerre sera totale. Gouverner étant prévoir, il faut évidemment y penser dès aujourd'hui. Comment? Voilà la principale origine du stress dont je parle précédemment!

Alors?
Alors on en revient à ce que je dis depuis des mois: la synergie équipe-constructeur doit aujourd'hui être totalement commune. Ce n'est pas lire dans le marque de café, c'est constater ce que McLaren et Mercedes ont réalisé en l'espace de deux à trois ans.

Argent, argent, argent?
Non, ne ramenons pas tout a cette seule notion. Je répète que le nombre de zéros n'est pas proportionnel au nombre de points acquis. Je parle d'implication au quotidien. Trouver des idées, développer des systèmes, en technique mais aussi en marketing , en publicité, en communication.

Va-t-il falloir convaincre Peugeot de rester en F1 après 2000?
En son temps j'ai surtout dū convaincre Jacques Calvet de venir à la F1, j'ai été "moteur" dans cette opération. Aujourd'hui ce n'est plus à moi de provoquer mais à Peugeot de se convaincre de son avenir en F1. Une vie d'équipe doit être à l'image d'un couple dans lequel tout doit se faire naturellement, dans l'intérêt de la cellule familiale, de son harmonie et de ses objectifs communs.

Voudrais-tu dire qu'il n'est pas nécessaire de faire quotidiennement la cour à son épouse pour passer la nuit dans le lit conjugal?
Exactement! Allons-y pour les fiançailles et les premiers mois de vie commune mais au fil du temps une certaine complicité naturelle doit s'installer, sans protocole. Pour que le couple marche il ne faut pas que l'un des deux soit régulièrement cantonné au rôle de demandeur. Je n'ai donc à forcer personne. A Peugeot de voir où se situe son intérêt.

Cette synergie Prost-Peugeot peut-elle aller plus loin?
Beaucoup de choses existent, d'autres sont sur les rails, ou prévues. C'est une question de temps. Et il en faut généralement plus que ce que l'on croit. Mais on peut évidemment toujours faire plus. Pour ne parler que de technique, contrairement à ce qui existait il y a quelques années, le moteur est devenu un élément majeur. D'une proportion chāssis-moteur 80/20 nous sommes arrivés à quasiment 50/50 voire 40/60. On ne demande plus uniquement des chevaux et du couple au moteur mais évidemment une fiabilité sans faille, de la souplesse, des dimensions réduites, un poids plume et une capacité thermique élevée, pour une intégration totale dont dépend directement le rendement global de la voiture.

Quelques bons résultats sur les premières courses 99 seraient finalement le meilleur outil de persuasion!
Des résultats... oui, bien sūr. C'est vrai que mes projets à long terme sont malheureusement un peu conditionnés par cette AP02. Un autre cercle vicieux. Pour gagner il faut une excellente voiture, donc des moyens et d'aides. Que l'on ne peut déclencher qu'avec des résultats! Il faut pourtant s'en sortir d'une manière ou d'une autre. Soit tu trouves le truc technique génial qui met la concurrence à deux secondes, ce à quoi je ne crois plus, soit tu t'appuies sur une stratégie à long terme avec ton partenaire-constructeur et tes alliés financiers. Ce sur quoi je préfère travailler, avec des arguments que je n'avais pas il y a un an. Tu me demandes des résultats? Je te réponds qu'ils ne pourront venir qu'avec l'aide de Peugeot. J'en reviens à cette nécessaire philosophie de couple.

Et si Peugeot ne voyait pas les choses ainsi pour l'avenir?
Pour l'instant nos relations sont bonnes et extrêmement positives. La collaboration va dans le bon sens. Mais il est évident que la casquette de patron impose ce genre d'interrogation. Sans pour autant avoir entamé la moindre démarche je dois prévoir, regarder autour de moi, sonder, m'informer, échafauder certaines manœuvres...

Jusqu'à imaginer devoir payer ton moteur, comme d'autres, cent vingts millions de francs l'an?
Non, autant fermer boutique. Injouable.

Quel sera le prochain grand chantier de Prost GP?
La soufflerie. Décision que je ne peux pas prendre aujourd'hui par manque de visibilité financière.

Encore intéressé par les réunions techniques de tes pilotes et ingénieurs?
Intéressé, bien sūr, et curieux de voir les choses progresser, mais contraint de prendre du recul pour d'autres tāches...




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