AUTO HEBDO, 17.09.1997

Alain Prost

L'homme pressé

Suivre des yeux la vie de patron de Prost et lui en "voler" quelques instants relèvent désormais de l'exploit physique et nerveux. Le personnage s'est glissé dans une nouvelle peau. Sous laquelle...

Le long break Volvo blanc se range sur le parking de l'usine de Magny-Cours et la valse commence. Une fourmilière à lui tout seul! «Le problème avec Jean Todt, nous confiait un jour l'un de ses collaborateurs, c'est que l'on a l'impression de le voir partout!» Avec Prost, ce n'est pas une impression mais une réalité. Arrivée au bureau vers 9 heures, rendez-vous après rendez-vous, comité de direction, re-rendez-vous, briefing avec Loïc Bigois, compte-rendu avec Panis...

Cette vie de patron, comment la vis-tu?
C'est de tôt de matin à très tard le soir. Cinq minutes pour me maintenir au courant de ce qui se passe en sport automobile, une autre pour survoler tout le reste et c'est tout. C'est dur. Par chance, aucune journée ne ressemble à l'autre! Il y a également un côté passionnant et très motivant qui explique la raison pour laquelle je suis là.

Plus difficile que prévu?
Oui, sans aucun doute. Le plus frustrant est de fermer la porte de son bureau, vers 22 heures, en se disant «tiens, aujourd'hui non plus je n'ai pas réussi à faire tout ce que je devais faire!» À aucun moment de la journée, je m'interroge sur mon emploi de temps. C'est lui qui guide mes pas! Et cela dure depuis un peu plus d'un an... Cela dit, nous en sommes encore en phase de mise en place, de construction, avec nos ambitions et nos exigences. Il faut aller vite sans rien négliger. Cette ambition de réussir et certains objectifs très précis par lesquels nous devons passer nous empêchent d'étaler ce travail sur deux ou trois ans. Sans pour autant dire que nous payons les trois mois perdus l'hiver dernier, je pense que nous les traînons encore.

Fatigué?
Oui, très. Le corps comme la tête. Impossible de lever le pied ne serait-ce qu'une journée. La course est permanente. Même si je ne suis pas derrière l'un de mes deux bureaux, je pense à mille trucs à la fois.

Les copains, le sport?
Les copains, c'est fini. Le sport? J'ai totalement laissé tomber le golf. En trois jours pleins passés le semaine dernière à Magny-Cours, j'ai réussi à me ménager une heure de vélo avec Olivier Panis, autant parce que j'en crevais d'envie que parce que j'avais à lui parler seul à seul! Si j'arrivais à m'organiser avec une heure de vélo par-ci et par là et quelques rendez-vous sur un parcours de golf, ce serait l'idéal. À partir de cet hiver, avec de meilleures structures, il faut absolument que j'en arrive là, car le sport me manque vraiment. Ne serait-ce que pour la tête... On ne peut pas avoir été sportif pendant trente ans et tout arrêter du jour au lendemain.

Tu as néanmoins conservé la ligne et ton poids de forme!
Oui, plus ou moins. Parce que je fais toujours très attention à ce que je mange et que je fais un brin de gym en sautant du lit. Mais ça ne me suffit pas. J'aime pratiquer à la limite de la vraie compétition.

Délègues-tu suffisamment? Ces journées diaboliques ne sont-elles pas le résultat d'une emprise "totalitaire" sur le système Prost GP?
Je ne suis ni mégalo ni dictateur ni détenteur de la science infuse. En me jetant dans cet énorme projet au mois de février, quasiment le début de la saison 97, je n'avais pas beaucoup de choix dans la manière de mener ma barque. Soit j'arrivais la fleur au fusil et je déléguais tout, ce qui n'aurait pas eu de sens. Soit je devais me mêler de tout en ne cherchant qu'une chose: m'organiser pour déléguer un jour. Je ne dis pas que je fais tout bien, ni que je suis indispensable, mais je vois les choses ainsi. Avant de déléguer, il faut choisir les hommes et mettre en place les fonctions qui nous paraissent utiles. Pour moi, il est vital d'avoir la personne que je veux à la fonction que je veux. J'ai donc préféré avoir plus de choses à faire en attendant que tout soit en place. Apres, j'espère que mon rôle deviendra de plus en plus facile. Et qu'il soit surtout plus productif.

Il ne l'est pas?
Il l'est moins que ce qu'il devrait être. L'un de mes gros problèmes est que les gens ne veulent avoir affaire qu'à moi. Les commanditaires, les partenaires, les mécaniciens, les journalistes... Quel que soit le problème à résoudre, c'est à Prost que l'on veut parler! Je ne connais aucun patron de F1 qui ait à assurer autant de présence. Bien sûr, ce n'est jamais pour plus de cinq ou dix minutes, mais au bout de la journée je n'ai fait que parler cinq ou dix minutes avec cinquante personnes! Tu as vécu mes trois journées à l'usine, tu as vu le rythme fou auquel je suis soumis, c'est pareil à mon bureau parisien. Et ça recommence le jeudi en arrivant sur le circuit, où les gens qui ne m'ont pas vu avant m'accostent pendant quatre jours pour un détail. Je vais bien être obligé de me protéger un jour! D'autant qu'au départ, mon rôle est déjà double. Celui de tout patron, diriger l'entreprise, gérer son présent et prévoir son avenir; et celui que l'on attend de Prost, l'ex-pilote, le quadruple champion du monde, qui doit partager son expérience avec ses pilotes et son équipe.

Le Professeur a repris ses cours! Une manière de prolonger sa carrière sur piste?
Non. C'est un domaine que je veux également privilégier car il a donné d'excellents résultats avec Olivier Panis. Les pilotes son un maillon capital de la chaîne, la psychologie et le confort de travail sont des données indispensables pour leur réussite. On peut investir des millions de francs pour gagner un dixième au tour, mais aucun investissement ni aucune trouvaille technique ne pourra transcender un pilote mal dans sa tête et qui, dans ce cas, peut perdre plus d'une seconde au tour.

Gestion de l'entreprise et des programmes technique et sportif de Prost GP, plus, au-dessus, un Alain Prost homme d'image avec lequel les partenaires et les commanditaires veulent traiter mais qui doit également profiter de son acquis de notoriété pour démarcher toujours plus. Les journées sont effectivement courtes!
Oui, je ne veux rien laisser au hasard, même si ces trois-quatre piliers fondamentaux disposeront de leur propre patron. Tout est lié en F1. Je ne pense pas que Peugeot aurait accepté de nous accompagner s'il n'avait pas eu quelques garanties sur le plan technique, sportif et économique. Le retour d'image et le marketing sont également des conditions que notre projet doit remplir. Toutes les personnes en charge de ces domaines ont totale liberté d'action, mais je tiens à garder un œil dessus. Pour me tenir au courant de ce qui se passe chez moi mais aussi pour entretenir une grande motivation dans l'équipe. E puis il est parfois nécessaire de recadrer les choses...

Après quelques moins de reculs, comment penses-tu avoir été accepté à Magny-Cours?
N'oublions pas que certaines personnes que j'ai retrouvées ici ont fait ma connaissance il y a tout juste vingt ans. Je m'étais rendu à l'ancienne usine de Vichy pour y rencontrer Guy Ligier et J.-P. Paoli qui m'avaient proposé de disputer le GP d'Autriche. Plus tard, d'autres personnes m'ont connu dans les stands, dans les paddocks. Curieusement, tous ceux qui me donnaient du "tu" se sont mises à me vouvoyer dès que je suis arrivé à l'usine en costume de ville. Cette fois en patron. Il ne s'agissait pas d'un phénomène de rejet, loin de là, mais de respect causé par la nouvelle fonction. J'ai tout de suite constaté une grande confiance et une réelle envie de faire les choses bien. Depuis des années cette équipe se battait avec courage malgré de mauvaises conditions et se cherchait un guide, quelqu'un qui lui fixe un objectif précis, une mission. C'est le premier discours que j'ai tenu en arrivant à Magny-Cours. Bien sûr, dans chacun d'entre nous, il y a deux personnes. L'une qui regrette l'ancien temps, qui vit de souvenirs et de nostalgie, et l'autre qui se dit qu'il faut aller de l'avant pour vivre mais qui a peur de l'inconnu. Beaucoup de gens ont craint d'être virés et d'assister à la destruction systématique de l'écurie Ligier. Au risque qu'elle disparaisse, elle devait pourtant un jour ou l'autre tourner la page. Ce fut avec moi, ça aurait pu être avec un autre. Aujourd'hui, on peut parler d'une pérennité, d'un projet ambitieux mais réaliste, et même, d'une certaine façon, d'une certaine sécurité de l'emploi chez Prost GP! Bien sûr, le déménagement sur Paris est un point très délicat dont il faut encore tenir compte.

Décision qui ne doit sans doute pas faire l'unanimité!
La F1 est une guerre, une écurie de F1 doit être un commando. Qu'elle soit de 80, 120 ou 250 personnes, chacun de ses membres doit travailler dans la même direction. Si l'un d'entre eux n'accepte pas le challenge, personne ne l'oblige à l'affronter. Il doit partir. La réussite d'une équipe tient beaucoup à son état d'esprit. C'est vrai que cette équipe a souffert mais elle dispose de tous les bons ingrédients. Le début de saison d'Olivier Panis et son retour en fanfare le prouvent. Elle doit reprendre confiance et croire totalement au challenge que nous lui proposons.

Pour un quadruple champion du monde qui a connu vie facile, notoriété et gloire, comment vit-il sans reconnaissance? Ce travail de tous les instants est d'une totale ingratitude!
Oui, un travail souterrain, et pour te dire la vérité, qui me plaît totalement. Les manifestations publiques ne me manquent nullement. À attendre une reconnaissance, j'aimerais obtenir un jour celle de l'équipe, celle des résultats sur la piste, celle du public envers l'écurie et celle de mes partenaires à travers la poursuite de leur engagement. Je ne recherche pas l'interview, au contraire. Je l'accorde parfois parce qu'elle me permet d'expliquer certaines choses ou d'éviter que l'on dise n'importe quoi, mais, là aussi, j'ai tourné une page de ma carrière. Le rôle d'un patron se joue dans l'ombre, c'est vrai. Il n'est pas pour autant ingrat. Ni égoïste comme a pu l'être mon métier de pilote. Celui-ci m'a beaucoup donné, comme la F1, comme les gens, même s'ils te prennent toujours quelque chose en échange! Aujourd'hui c'est un autre challenge, que je n'ai pas tenté uniquement pour moi mais pour rendre un peu de ce que j'ai reçu.

Ces autographes que tu signes encore, ce n'est pas à Prost-patron qu'on les demande mais à Prost-pilote! En tires-tu un certain plaisir?
Bien sûr! Voir ces gens patienter une journée entière devant l'usine et me tendre un papier pour une signature en me disant «merci pour ce que vous faites, merci de nous faire rêver», est bien la preuve d'une certaine reconnaissance du public pour ce travail souterrain. L'autographe est quelque chose d'assez particulier pour moi dans la mesure où pour l'instant, c'est la seule chose que je peux offrir. C'est un lien direct avec ceux pour lesquels on existe. Le supporter est quelque chose de fort. Pour une entreprise autant que pour un sportif.

Quel fut votre objectif après l'accident d'Olivier Panis? L'espoir de sauver la saison 97 ou lancer 98?
Cet accident a cassé une saison déjà rendue fragile par le fait que nous ne possédions qu'un seul pilote très performant. L'absence d'Olivier ne pouvait que se payer cher. Du jour au lendemain, nous avons perdu tout ce qu'il apportait. Enthousiasme, dynamisme, volonté, motivation... en plus de son talent. Sans le vexer on peut dire d'Olivier qu'il a progressé avec l'écurie, énormément, rapidement. Comme s'il avait, lui aussi, ressenti un déclic. Il y a un an, j'étais encore loin de l'imaginer capable de telles performances et d'une telle maturité.

Un vrai futur champion?
Sans aucun doute. Le propre d'un vrai champion est de partir d'un point qui n'est pas forcément éblouissant et de progresser, régulièrement, grâce à son expérience, son travail, son analyse. D'autres peuvent partir d'un point plus élevé mais on constate souvent qu'ils y restent collés pendant des années. En tout cas, il nous a manqué sportivement et moralement. Parallèlement, les relations avec Honda n'ont pas du tout été faciles, son remplacement a posé problème. Il s'est fait dans la précipitation...

Justement comment expliquer l'absence d'un troisième pilote chez Prost GP? C'est une faute dont vous avez malheureusement mesuré la gravité!
Question un peut critique... Bien sûr que j'ai toujours voulu un troisième pilote! Un garçon avec lequel nous aurions préparé un siège et un pédalier et sur lequel nous aurions pu compter en cas de coup dur ou pour mener à bien certains essais particuliers. Au début, il ne se justifiait pas tout à fait dans la mesure où nous ne disposions pas d'un troisième châssis pour le développement. Du jour où nous l'avons eu, c'est Honda qui s'est opposé à l'engagement d'un pilote de réserve et nous a demandé de faire rouler Shinji Nakano. Nous ne pouvions donc pas nous prémunir contre ce genre de pépin qui allait pourtant nous tomber sur la tête.

Trulli est arrivé, avec son talent et une image déjà très affirmés. Cela n'a pas empêché vos performances de décliner...!
L'absence d'Olivier en a évidemment été le détonateur. En nous retrouvant avec deux pilotes privées d'expérience, nous avons perdu nos repères. Puis nous sommes arrivés sur des circuits qu'ils ne connaissaient ni l'un ni l'autre. Je ne pense pas que nous ayons commis de grosses erreurs de mise au point, par contre je sais que nous n'avons pas su exploiter le vrai potentiel de notre matériel. Sans oublier pas mal de sorties de piste, notamment en qualifications. Le retour de l'antipatinage électronique nous a également joué un sale tour. Il fut évident, je l'ai d'ailleurs dit et écrit, que certaines voitures on disposé d'un tel système dès le GP de France. Pour l'avoir utilisé dans le passé, même si de forme sensiblement différente, je sais qu'il peut faire gagner de 3/10ème de seconde à plus d'une seconde au tour selon les conditions et les pneus utilisés! La troisième raison de cette perte de performances réside dans le fait que nous n'avons peut-être pas développé suffisamment la voiture. Encore qu'Olivier reconnaisse un net progrès dans tous les domaines par rapport au mois du juin.

Beaucoup de patrons font aujourd'hui une fixation sur les jeunes pilotes. Rapides, certes, mais qu'en reste-t-il à l'issue d'une course? La ne succombe-t-elle pas au marketing bien orchestré de certains managers?
Difficile de juger au cas par cas. Pour ce qui concerne Trulli, je dois reconnaître qu'il n'a pas eu la partie facile en remplaçant Olivier au pied levé et au sein d'une équipe qui lui demandait beaucoup. Débutant chez Minardi, il s'est retrouvé leader chez nous! Une pression qu'il a peut-être eu du mal à supporter. Sincèrement je crois beaucoup en lui, il dispose d'un solide potentiel. Il manque seulement de maturité. Sur un plan plus global, je ne pense pas qu'il faille critiquer les jeunes pilotes, mais tout ce qui se passe avant qu'ils arrivent en F1. On ne les juge plus sur leur palmarès de F3000, ni même de F3, mais sur quelques exploits de karting! Un système qui me rappelle un peu la filière des fruits et légumes. On les cueille verts, on les fait mûrir dans le bateau, on les vend durant leur période de pleine beauté et on les découvre une fois à la maison. Pas sucrés, pas mûrs ou déjà blettes! Une manière de recrutement qui, du coup, impose une sacrée part de chance! À la limite, je me demande s'il ne serait pas préférable de sélectionner un jeune pilote en fonction, non pas de son palmarès, mais de son pilotage et à travers un entretien capable de me révéler sa vraie personnalité, son caractère, son entourage... C'est plus cela qui compte pour moi que des chiffres. On le voit dans le cas d'Olivier. Il y a des centaines de jeunes de 15/16 and dotés d'un super coup de volant en karting, mais seront-ils de vrais champions pour autant? C'est leur évolution au fil du temps et des circonstances qui primera. À moins qu'ils aient la chance de se retrouver immédiatement dans une écurie de pointe dans laquelle toute marche bien et aux côtés d'un pilote d'expérience. Auquel cas ils feront des miracles. Deux jeunes ensemble? On aura droit à quelques coups d'éclat. Mais est-ce le but recherché? Je suis persuadé que Flavio Briatore a engagé Wurz moins pour ses capacités de pilote, qui ont rapidement progressé, que pour sa formation d'ingénieur et son approche assez particulière de la course. Une approche qui est vraiment ce que l'on demande à un pilote d'aujourd'hui. En fait l'équipage idéal est un compromis. Pas toujours très bien pour l'équipe ni pour le jeune pilote.

Question délicate. Comment faire comprendre au public que Prost GP, la seule écurie française, laisse sur le carreau le pilote français possédant la plus grande notoriété internationale, la plus grande expérience et le plus performant puisque 3ème au championnat du monde?
Il m'est difficile de m'épancher sur ce sujet effectivement très épineux. En plus de tes remarques j'ajouterai que Jean est un ami. Tu peux t'imaginer que nous en avons parlé plus d'une fois! La situation n'a don pas été bloquée... mais très compliquée. Bon, il n'y a pas que Peugeot à ne pas souhaiter deux Français sous le même toit. C'est tout le monde, en particulier les partenaires désireux de jouer la carte internationale. Et puis il y a ce risque de rivalité franco-française, quasiment inévitable. Au sein de l'équipe, de la presse nationale... Au moment de faire le bilan, on arrive vite à un total comprenant beaucoup plus de moins que de plus. Le vrai problème était là, et Jean l'a parfaitement compris. Malheureusement, de l'extérieur la situation s'est quelque peu compliquée par le fait qu'il se retrouve jusqu'à peu de temps sans l'assurance de disposer d'un bon volant. Nous n'en aurions pas parlé s'il avait pu faire affaire avec Jordan il y a un mois!

Ces rumeurs d'un Alain Prost qui ne serait pas propriétaire de son écurie...
...je sais d'où elles viennent! Que dire? Faut-il vraiment répondre à cette question tellement grotesque? J'ai cent pour cent des actions de Prost GP et je me demande comment j'aurais pu prendre les tonnes de décisions prises depuis quelques mois s'il n'en était pas ainsi! Le 14 février j'ai publiquement annoncé la teneur de mon programme, que j'ai respecté jusqu'à présent. Tout ce qui a été évoqué a été fait. Aurait-ce été possible avec un patron de paille? Comment imaginer MM. Calvet, Lescure et autres accepter de se lancer aux côtés d'un patron que ne soit pas également propriétaire de son entreprise? Bien que je n'ai nullement à me justifier face à de tels ragots, un ultime détail prouve ma totale responsabilité: les dix à douze heures de bureau que je me cogne quotidiennement. "Pantin", je n'y passerais même pas une heure par semaine. J'en ai pourtant eu des propositions d'associations! De Briatore, de Ligier, de Dennis... Toujours refusées. Ou je jouais le conseiller technique, comme je l'ai eu fait avec McLaren, ou je me lançais de bon comme je l'ai fait depuis, mais avec les pleins pouvoirs. Donc avec la pleine propriété.

Y a-t-il encore des opposants? Des gens qui souhaitent que ton aventure n'aille pas à son terme?
Oui, certainement! Mais est-ce mauvais ou bon signe? La France est partagée en deux catégories. Les gens qui ne veulent pas que ça marche et qui font tout pour, par simple jalousie. Parce qu'ils ne font pas ou plus partie du système. Avec eux, ceux qui, sur un plan général, n'apprécient pas la réussite. De l'autre côté, il y a ceux que j'appellerais les "perturbateurs" qui, jour après jour, et peut-être par plaisir, s'ingénient à te mettre les bâtons dans les roues. Comme si les dédales de l'administration française n'y suffisaient pas! Par bonheur il y a les gens qui souhaitent que ça marche, et qui t'aident. Bon l'important est de pouvoir continuer son chemin et de ne pas accorder trop de crédit à certaines choses n'en valant la peine.

Justement, la France du 50/50 est aussi celle d'un gouvernement de gauche et d'un Président de droite. Cette cohabitation, imprévue à l'époque, a-t-elle perturbé ton entreprise?
Elle aurait pu si j'avais fait de Prost GP une équipe "politique" de droite, je ne l'ai pas voulu ainsi. Je ne renie ni mes idées ni mes amis, mais ce projet, dès le départ, fut bâti sur autre chose. Lorsque j'ai rencontre Jacques Chirac, encore Maire de Paris à l'époque, nous avons eu une discussion à ce sujet. Il m'avait demandé ce qu'il fallait faire pour avoir une équipe de F1 performante. Nous avions fait le tour de la question autour d'un principe de base simple: je ne voulais aucune aide de l'État. Des aides auxquelles tout créateur d'entreprise peut avoir droit, d'accord, des aides privées, d'accord, mais aucune assistance publique. De ce postulat j'ai construit un projet "dépolitisé". Alors c'est vrai, Jacques Chirac m'a toujours montré son intérêt, en tant que Président français, soucieux de voir quelque chose se créer pouvant donner une image forte, dynamique et sportive de notre pays à l'étranger, et en tant que fan de sport. Quand il parle d'une France qui gagne, il pense à la F1 mais surtout aux Airbus, au TGV, à toutes les industries de pointe en mesure d'apporter un certain rayonnement de la France. Il n'y a rien de politique dans cette démarche et ce n'est pas pour cela qu'il a signé ou fait signer un chèque en blanc. Il faut également savoir que beaucoup d'hommes politiques de gauche sont enthousiastes envers ce projet. Qui n'est ni de droite ni de gauche, mais qui, je l'espère, a l'adhésion de tous les Français.

Le déménagement de Magny-Cours n'a-t-il pas provoqué quelques frictions?
Dans ce but nous avons discuté avec des municipalités de droite et de gauche, socialistes et communistes, sans avoir le moindre a priori sur l'aspect politique. La preuve: après avoir envisagé le site de Versailles-Satory avec des aides publiques, nous sommes passés sur celui de Guyancourt, qui est socialiste, avec un montage totalement privé! Où est la politique là-dedans?

Dans le fait que le chassé-croisé Versailles/Guyancourt pourrait être une monnaie d'échange réclamée par le Comité de Décentralisation!
Jamais de la vie! Ce changement de cap a tout simplement été imposé par le fait qu'il n'a pas été possible d'obtenir l'aliénation d'un terrain soumis à une réglementation draconienne car militaire et provenant du patrimoine national. Plus celle concernant le périmètre de protection autour du château de Versailles, dont certaines associations ont voulu l'application pure et simple. Fallait-il malgré tout tenter le permis de construire au risque de perdre deux ou trois mois, peut-être un an dans diverses procédures? Ces problèmes conjugués au fait que nous étions "limite" au niveau des délais ont fait que la solution de Guyancourt s'est imposée d'elle-même.

Êtes-vous dans les temps?
Il était prévu de lancer les travaux entre le 15 et le 30 septembre 97. Nous sommes donc complètement dans les temps. L'installation de la nouvelle usine devrait avoir lieu début février.

Quel avenir pour les installations de Magny-Cours?
À nous d'envisager les solutions, d'étudier des projets, même la vente de l'usine s'il le faut. En ce qui concerne la soufflerie, on pèse actuellement le pour et le contre entre sa réimplantation et son indispensable amélioration ou son remplacement par un outil plus performant. Nous ne savions donc pas, pour l'instant, ce que va devenir l'usine de Magny-Cours.

Le cadre d'une unité décentralisée chargée des essais, du développement?
Non. Bien sûr, la proximité d'un circuit est appréciable, mais est-ce vraiment productif? Je reste persuadé que monter un programme d'essais intensif sur trois jours et partir avec les camions l'est davantage. Concentration et attention sont grandes. Il ne faut pas non plus oublier que les outils de simulation ont fait d'énormes progrès et offrent des services particulièrement précieux. Les ingénieurs font appel à eux, même sur le terrain des Grands Prix en travaillant par échanges de données et visioconférences par lignes satellitaires entre le paddock et l'usine! C'est dans ce domaine que nous avons beaucoup à gagner. Et à faire car, de ce point de vue, l'outil de Magny-Cours est vraiment obsolète.

Sans Peugeot à tes côtés, où en serais-tu aujourd'hui?
Nulle part. Je n'aurais pas "plongé".

Sera-t-il plus qu'un motoriste?
Oui, il le faudra. Il l'est déjà puisque divers projets sont déjà en route. Il y a eu prise de conscience générale chez Peugeot sur la manière d'aborder les choses par rapport à un constructeur de châssis. Motivation, partenariat technique, marketing, appui image... c'est un vrai projet commun. Oui, c'est le partenaire idéal car il dispose du meilleur moteur de la F1 et qu'il n'a pas encore gagné. Tout reste donc à faire. Nous avons faim tous les deux.

Le budget 98 en est où?
Pas totalement bouclé dans la mesure où il nous manque encore environ 20%, mais nous y travaillons... avec pas mal de confiance.

Toutes les voix qui se sont élevées au moment du rachat de Ligier pour promettre leur aide ont-elles été exactes au rendez-vous?
Non, pas toutes. C'est normal. Je ne faisais guère d'illusions dans la mesure où j'avais déjà vécu cette situation lors de mes précédentes tentatives. Pas grave, d'autres opportunités se sont présentées. Évidemment, l'accident d'Olivier n'a pas favorisé la rentabilité que certains commanditaires attendaient, faute de retombées, mais c'est maintenant que tout démarre pour de bon. Peut-être que certains regretteront d'avoir voulu être là et de ne pas y être.

Prost GP fera-t-elle appel à de grosses entreprises françaises?
Oui, c'est indispensable pour certains programmes sophistiqués. Ce qui nous garantit compétence et savoir-faire et nous évitera d'avoir 250 personnes comme quelques belles équipes anglaises. Chose impensable en France à cause du coût des charges sociales.

Pourquoi pas John Barnard?
Parce qu'il voulait tout maîtriser. Lui offrir ce contrôle général représentait un gagne de crédibilité autant que le risque de tout casser à l'intérieur d'un système qui fonctionne très bien. Je pense à Loïc Bigois et aux hommes qui l'entourent. Il faut les laisser s'exprimer. Je voulais pourtant absolument avoir John, mais pour des projets très spécifiques. Il a reçu l'offre de Walkinshaw, qui lui a repris ses installations et lui a offert l'argent demandé. Une chose que j'ai mal comprise mais bon... Sans cela, il serait venu volontiers. Accessoirement, le montage qu'il m'avait proposé au départ coûtait un maximum d'argent alors que nous vivions un moment où je n'étais sûr de rien.

Loïc Bigois a principalement œuvré sur des machines appartenant à la lignée Benetton. Sa première Prost GP n'est-elle pas un autre risque?
La JS45 de cette saison lui doit beaucoup, le risque sera donc moindre. Et puis il faut savoir prendre certains risques calculés! Olivier en est un bel exemple, non?

PATRICK CAMUS



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