MOTOR SPORT, 01.10.1998

Ayrton Senna - par Alain Prost



"Franchement, c'est très dur pour moi de parler d'Ayrton, et pas seulement parce qu'il n'est plus là. Il était tellement différent, vous savez, complètement différent d'un autre pilote de courses, ou de qui que ce soit. Je l'ai toujours su…"

En parlant aujourd'hui, plus de quatre ans après la mort d'Ayrton Senna, on voudrait être à la place d'Alain, tellement chacun d'entre eux est lié à l'autre pour toujours. Indiscutablement les deux meilleurs pilotes de leurs génération, bien qu'ils soient chacun le "Nemesis" (Déesse de la vengeance), le fléau de l'autre. C'est même encore le cas : en parlant de Senna, Prost n'a pas le doit de se poser en vainqueur, et il le sait. Il parle de lui sereinement, et certains diront que ce n'était guère le cas du vivant d'Ayrton. Mais s'il en était autrement, on le diffamerait pour oser critiquer une icône qui ne peut se défendre.

"C'est pourquoi j'ai toujours refusé d'en parler', dit Prost. 'Quand il s'est tué, ajoute-t-il, j'ai ressenti que je perdais aussi une partie de moi, tellement nos carrières était liées l'une à l'autre. Je l'ai exprimé, et je sais que certains ont pensé que ce n'était pas sincère. Alors que tout ce que je peux faire, c'est d'essayer d'être le plus honnête possible."

Depuis le début de la carrière d'Ayrton Senna en F1, c'est à dire en 1984, ses regards étaient carrément dirigés vers Alain. Dans un sens, c'était inévitable, pour Ayrton, qui était un garçon formidablement extrême, qui voulait tellement se prouver qu'il était le meilleur dans tout ce qu'il entreprenait, et à cette époque c'était Alain qui était le Dieu de l'Olympe. Et leur première rencontre a bien donné le ton de ce qu'allait être leur relation pendant des années.

"Je m'en souviens parfaitement. Au printemps 1984 le nouveau tracé du Nurburgring a été inauguré, et il y a eu la course des célébrités, qui réunissait les pilotes d'hier et ceux d'aujourd'hui, dans des Mercedes de tourisme. J'étais parti de Genève pour Francfort par un vol régulier, et Ayrton devait y atterrir une demi-heure avant. Donc Gerd Kremer, de Mercedes, m'a demandé si je voulais bien l'emmener avec moi jusqu'au circuit. Sur la route, on a discuté, et il était très content. Ensuite nous nous sommes retrouvés sur la piste, pour essayer les voitures. J'avais la pôle, il était second. A partir de là il ne m'a plus rien dit ! Il avait l'air sympa jusque là. Mais en course, j'ai pris la tête et il m'a fait sortir de la route au bout d'un demi-tour. Donc, ça a bien commencé…"

Cette année là, en 1984, c'était la 1ère saison en F1 pour Ayrton, et sa Toleman-Hart ne pouvait pas se mesurer aux voitures de tête. A Monaco cependant, sous la pluie, et quand le GP fut stoppé un peu avant la mi-course, le petit nouveau était sur le point d'attaquer la McLaren de Prost, et de prendre la tête !

"Depuis le début il allait bien, même si vous ne pouvez pas trop l'affirmer quand un garçon conduit pour une petite écurie. Il a fait une excellente course à Monaco, mais à ce moment-là, quand les voitures étaient bien plus rigides que maintenant, il était possible qu'une voiture moyenne devienne très bonne sous la pluie. Forcément, on l'a tous remarqué, mais avec la réserve que l'on a sur un jeune qui a l'air bon au début, puis qui n'est plus grand chose lorsqu'il intègre une grande équipe. On ne peut pas se prononcer tant qu'on ne l'a pas vu dans une voiture rapide. Dans le cas d'Ayrton, pourtant, c'était clair qu'il avait un talent évident."

"Quelque chose dont on peut se souvenir aussi, c'est qu'il y a 15 ans, il y avait davantage de très bons pilotes en F1, qu'aujourd'hui. Bien sûr, Ayrton était bon depuis le début, mais il n'avait rien fait de particulièrement extraordinaire avant Monaco. A partir de Monaco, tout le monde l'a découvert et on a commencé à parler de lui. Sans ça, ça aurait peut-être pris plus de temps, mais là, comme je l'ai dit, c'était incroyable ce qu'il a réussi à faire au milieu de tant de Champions..."

Depuis le début, Senna n'a pas franchement respecté même les pilotes réputés, et ça a contrarié plus d'une valeur sure. Après son unique saison chez Toleman, il a rejoint l'équipe Lotus-Renault, en 1985, et a brillamment remporté le GP du Portugal, sous la pluie encore une fois, et a toujours été dans le peloton de tête, partout ailleurs. Mais à Hockenheim, par exemple, il a commis une faute, à l'Ostkurve, et quand Michele Alboreto était sur le point de le passer, Ayrton s'est déporté de droite à gauche pour le maintenir derrière. Mais ce genre de stratégies n'est pas vraiment appréciée dans le monde de la F1.

"Hmmm, oui. Senna a toujours été fort dans ce genre là, depuis le début. En vérité, je crois réellement à présent qu'il ne s'agissait pas de vouloir faire le forcing, c'était plutôt ses propres règles. Il s'y tenait, il y croyait, et c'était comme ça."

"Il était vraiment croyant, c'était en lui, il avait l'habitude de parler de ses vérités, de ses enseignements, son éducation, des tas de choses dans ce genre. Je me disais tout le temps que son comportement sur la piste ne correspondait pas à tout ça, mais maintenant j'ai vraiment l'impression qu'il avait la certitude de ne pas se tromper. Comme je l'ai dit, il avait ses règles, il en jouait, et tout le reste ne le concernait pas. Avec le recul, je suis persuadé qu'il était sûr de bien faire, qu'il avait vraiment raison, et sur le circuit c'était pareil."

IC'était bien avant que Senna ne devienne le partenaire de Prost, dans la même équipe, en 1988, que les problèmes ont commencé entre eux. L'année précédente, Lotus avait utilisé des moteurs Honda, et Ayrton a vraiment noué une profonde relation avec les motoristes japonais. Il est donc arrivé chez McLaren en même temps qu' Honda. Et un membre de l'équipe l'a considéré ainsi : "J'avais tendance à penser que Prost était le pilote McLaren avec un moteur Honda, et que Senna était un pilote Honda avec un châssis McLaren."

"Oui, je pense que c'était une bonne façon de voir les choses. Mon plus gros souci c'était que j'aimais réellement McLaren, et que j'avais envie de donner tout ce que je pouvais à cette équipe. Pour mon partenaire, en 1988, il y avait le choix entre Senna et Nelson Piquet. Quand je suis allé avec Ron (Dennis) au Japon, pour rencontrer les gens chez Honda, j'ai dit à Ron qu'il devait prendre Ayrton, parce qu'il était le pilote le plus talentueux, et pour moi c'était comme ça que McLaren gagnerait. Si je pouvais revenir maintenant au début de ma carrière de pilote, je pense que ce serait différent, et que je m'occuperais plutôt de moi et de mon travail..."

"En vérité, j'aurais pu refuser qu'Ayrton entre chez McLaren. Une de mes forces est que généralement, lorsque je décide de quelque chose, je n'ai jamais à le regretter. Mais là-dessus, à mon avis, j'ai décidément fait une erreur !"

Au tout début des essais d'avant la saison, ils étaient ensemble à Rio. Prost s'est rendu compte qu'Ayrton ne faisait franchement pas ça pour le plaisir. "On essayait des pneus, en n'utilisant qu'une voiture. J'ai fait le premier test, et c'était à lui de continuer. Je suis entré dans les stands, et les mécaniciens ont commencé à changer le volant. J'observais Ayrton, avec le casque sur la tête, me tournant autour, et il attendait que je sorte de la voiture. Alors j'ai décidé de rester à l'intérieur juste un peu plus longtemps. Il s'est mis en colère, en disant à tout le monde "Ce n'est pas juste, ce n'est pas juste!". Alors je suis sorti et je me suis mis à rire, mais pas lui...

"En réalité, bon, notre relation de travail au cours de la première saison était plutôt bonne. Le seul problème, ça a été à Estoril, à la fin du premier tour."

Il y a eu un moment qu'aucun des témoins de la scène n'oubliera jamais. Au bout de la ligne droite des stands, Prost était dans le sillage de Senna, et se décala vers la droite pour le passer. Ayrton s'est alors déporté sur lui, le projetant à peut-être seulement 6 pouces (15cm) du mur des stands. Alain s'en est bien tiré, a réussi à prendre la tête de la course et l'a conservée qu'à l'arrivée. Mais par la suite il a fait un constat très clair :

"Cette attitude, à Estoril, était vraiment dangereuse, et bien sûr j'étais en colère, par la suite. J'étais coincé contre le mur des stands, et j'ai vraiment cru qu'on allait se toucher, avoir un accident grave, et peut être aussi ceux qui arrivaient derrière nous. Je n'ai vraiment pas apprécié, et je lui ai dit. Mais dans un sens, je ne pouvais pas lui reprocher d'avoir fait ça, parce qu'il s'en tirait à chaque fois. A combien de reprises dans sa carrière de pilote, Ayrton a-t-il été sanctionné pour ce genre de comportements ? Pas une fois."

"Sinon, à part ça, la première année ne s'est pas trop mal passée. A plusieurs reprises, il a été plutôt dur et intransigeant à mon égard. Mais on n'a pas franchement eu d'autres problèmes. Et en fait, il s'est excusé auprès de moi pour ce qui s'était passé au Portugal."

Le duo a réalisé une saison époustouflante en 1988, Prost remportant plus de points (105, avec 7 victoires et 7 places de second). Senna (avec 94 points pour 8 victoires, et trois secondes places) fut couronné Champion du Monde des pilotes, 90 points à 87, en vertu des "onze meilleurs résultats", selon le règlement en vigueur cette année-là.

"A la fin de l'année 1988, j'étais vraiment heureux pour l'équipe. Nous étions premier et second au Championnat du Monde, et je n'étais sincèrement pas trop déçu que ce soit lui qui remporte le titre. Je l'avais été deux fois auparavant, alors ce n'était pas un problème."

"En 1989 par contre, j'étais inquiet pour Honda. Et je pensais que mon problème majeur était de ne jamais avoir eu des rapports comme ceux qu'il y avait entre eux et Ayrton. Depuis le début, c'est quelque chose que je ressentais, mais dont je n'avais pas le contrôle. Je n'en aurais pas trop tenu compte si cela s'était borné à préférer un pilote par rapport à l'autre, mais la façon dont ils ont géré cette situation s'est avérée très pénible pour moi, parce que Senna et moi avions des styles de conduites très différents.

Je n'ai jamais compris pourquoi Honda a tellement pris son parti. Il ne s'agissait pas, comme je le pensais, d'une question de mieux s'introduire sur le marché brésilien ou français, ou quelque chose de ce genre là. C'était davantage une question de personnes. J'ai de nouveau travaillé avec Honda, l'an dernier, mais cette fois-ci en tant que propriétaire, et ça m'a encore frappé. Je pense que les japonais ont simplement une conception du travail qui leur est propre. Dans une équipe, ils privilégieront toujours quelqu'un par rapport à un autre. J'ai entendu que cela se pratiquait dans leurs équipes, en courses moto également."

"Je vais vous donner un exemple : à un moment, en 1988, la dernière année où nous pouvions utiliser les moteurs turbo, j'ai réclamé quelques modifications de mon moteur, afin de l'adapter parfaitement à mon style de conduite, et nous y avons travaillé pendant deux jours au Paul Ricard. A la fin des essais, j'étais vraiment satisfait. Mais lors de la course suivante, une semaine après, ils n'ont pas reproduit cette mise au point de mon moteur."

"Puis nous sommes partis pour le Grand Prix de France, au Paul Ricard, et subitement, le moteur a été préparé de nouveau exactement comme je le souhaitais ! Vous voyez ce que je veux dire ? Ayrton et moi avons passé deux saisons ensemble chez McLaren-Honda, et aux deux GP de France, j'ai obtenu la pole et j'ai gagné la course. Tout le monde a dit : "Oh, regardez, c'est parce que Prost est devant son public", et ce genre de trucs. Ce n'était pas du tout pour ça, c'est simplement parce qu'à deux reprises, j'ai eu les moyens de me battre..."

"Je vous assure, je n'ai absolument rien contre Ayrton, OK ? Il était très rapide, et pendant les qualifications, il était meilleur que moi. Plus agressif, exactement comme je pense l'avoir été dans l'équipe, envers Niki (Lauda)."

"Toutefois, avant la saison 1989, j'ai dîné au Club de Golf de Genève, avec le Directeur d'Honda de l'époque, M. Kawamnoto, et quatre autres personnes. Et il a admis que j'avais raison de penser qu'Honda privilégiait davantage Ayrton que moi."

"Il m'a dit : Vous voulez savoir pourquoi on soutient Senna à ce point ? Bon, je ne suis pas sur à 100%, mais l'une des choses qu'il m'a bien fait comprendre, c'est que la nouvelle génération d'ingénieurs qui travaillaient sur le développement des moteurs, étaient fans d'Ayrton, qui pour eux symbolisait le Samouraï, alors que moi j'était plutôt l'ordinateur."

"Voilà, c'était une explication, et j'en était très content, par la suite, parce que j'ai enfin compris pourquoi quelque chose n'allait pas. Une grosse partie de mon problème, c'est qu'Ayrton était nettement plus rapide, je ne sais pas trop de combien, et dans quelle mesure Honda l'aidait à le devenir. Alors après ce dîner avec M. KAWAMOTO, j'ai pensé "Bon, au moins je ne suis pas idiot, je me doutais bien qu'il se passait quelque chose et maintenant je sais quoi."

Cependant, la situation ne s'est guère améliorée. Plutôt même l'inverse, à vrai dire. En 1989, les rapports déjà délicats entre Prost et Senna se sont complètement détériorés, et ceux entre Alain et McLaren n'étaient pas vraiment meilleurs.

"Avant cela, je n'avais jamais eu de problèmes avec qui que ce soit, chez McLaren, mais 1989 a vraiment été un tournant. Mon contrat allait se terminer à la fin de l'année, mais pas celui d'Ayrton. Ron savait que l'avenir de son équipe était lié à Honda, et par conséquent avec Senna. Il a vraiment tout fait pour me convaincre de rester, mais en réalité, c'était impossible qu'il continue à travailler avec nous deux. Et je lui ai dit en juillet que je quitterais l'équipe à la fin de la saison. A mon avis, il n'avait pas été très juste avec moi en 1989. On est vraiment restés très bons amis, et malgré tout, je considère McLaren comme ma vraie équipe. Mais Ron connaît parfaitement mes sentiments sur cette période."

"A ce moment là, je ne me faisais plus d'illusions. Après tout j'avais donné le meilleur de moi-même à l'équipe, et pour l'équipe. Je pense que je n'avais pas mérité ça. Et à la fin de cette journée, vous savez, Ron essayait déjà de maintenir son écurie au premier plan, et bien sûr je peux un peu comprendre ce genre de choses."

C'est à Imola que le combat le plus cruel de l'histoire de la F1 s'est déroulé. Senna et Prost, comme d'habitude, s'étaient installés à la première et seconde place, à une seconde et demi d'intervalle des autres. Ayrton proposa de ne pas gâcher cet avantage, et de ne pas s'attaquer dès le premier virage, Tosa, dès le premier tour. Celui qui y arrive en tête est à peu près sûr de gagner la course. Alain était d'accord. Senna pris la tête, et au virage de Tosa, Prost est resté derrière lui, comme convenu.

Puis, toutefois, la course fut stoppée en raison du grave accident de Gerhard BERGER. Au second départ, c'est Prost qui est parti en tête, et à Tosa, Senna lui passa sous le nez et pris le commandement.

""Par la suite, il m'a expliqué que ce n'était plus le départ, mais le re-départ, donc la consigne n'était plus valable. Comme je disais, il avait des règles bien à lui et de temps en temps elles étaient plutôt … disons bizarres. C'était une idée d'Ayrton, à la base, et ça ne m'avait pas posé de problème. Par la suite, je me suis dit que c'était fini. J'ai continué à travailler avec lui, bien sûr, pour tout ce qui concernait la technique. Mais pour tout ce qui était de nos relations personnelles, c'était terminé. Et l'atmosphère dans l'équipe est devenue vraiment mauvaise, évidemment."

"Au moment où nous sommes allés à Monza, j'étais devant lui au Championnat du Monde, avec environ 10 points d'avance. Mais cette course a vraiment été ce que j'ai vécu de pire chez McLaren. Senna avait deux voitures avec 20 personnes à sa disposition, alors que je n'avais qu'une seule voiture, et peut-être quatre ou cinq mécaniciens qui travaillaient pour moi. J'étais vraiment tout seul dans un coin du garage, et ça a sûrement été le week-end le plus pénible de toute ma carrière. Honda m'était carrément hostile, à ce moment-là, et ce n'est pas facile d'essayer de se battre pour le titre dans ces conditions. Aux essais, Ayrton était plus rapide de presque deux secondes par rapport à moi. Comme je l'ai dit, d'accord, il était meilleur que moi en qualifications. Mais deux secondes, là on frôlait la plaisanterie."

Pendant la course, Senna a abandonné, et Prost l'a remporté. Par la suite, ils dominèrent Suzuka et Adélaïde, les deux dernières courses de la saison 1989. Alain était en tête du Championnat avec 16 points d'avance. Mais à partir de là, McLaren-Honda ressemblait à deux équipes différentes qui travailleraient dans le même stand. Encore une fois, les voitures rouges et blanches étaient en première ligne, chacun de ses pilotes défiant l'autre. Senna savait qu'il devait gagner, Prost lui faisait comprendre qu'il ne se laisserait plus faire.

"J'en ai parlé au sein de l'équipe, et à la presse. Il n'était plus question de lui laisser le passage. On a souvent reparlé, vous vous doutez bien, du premier virage, du premier tour, et Ron me répétait sans arrêt que l'essentiel était de ne pas s'être touchés, tous les deux, que nous devions penser à l'équipe. Bon, aussi loin que je me souvienne, Senna pensait surtout à lui, et c'était comme ça. Par exemple, au début du GP d'Angleterre, cette année-là, en rentrant dans Copse, si je ne m'étais pas déporté de 3 ou 4 mètres en dehors de la trajectoire, nous nous serions touchés, et les deux McLaren auraient abandonné. Ce genre de choses se sont trop souvent produites, j'en avais assez."

"C'est ce qui s'est également passé lors de notre accident, dans la chicane. Oui, je sais bien, certains soutiennent que je l'ai fait exprès. Ce que j'ai dit c'est seulement que je ne voulais plus lui ouvrir la porte, et c'est tout. Je ne voulais pas finir cette course comme ça, je la menais depuis le début, et je voulais gagner."

"J'avais une bonne voiture, j'avais été très mauvais en qualification par rapport à Ayrton, et je m'étais complètement concentré sur la course. Au cours du warm-up, j'étais de presque deux secondes plus rapide que lui, et j'étais plutôt confiant pour la course en elle-même, même lorsqu'il a commencé à me rattraper."

"Je ne souhaitais pas qu'il se rapproche trop de moi, mais je voulais qu'il m'attaque suffisamment pour user ses pneus, et mon objectif était de tenir le rythme jusqu'au dix derniers tours. C'est ce que je faisais lorsqu'il a tenté de me doubler, ce que j'estimais impossible parce qu'il arrivait beaucoup plus vite qu'il n'aurait du, dans la zone de freinage."

"J'étais persuadé qu'il ne le ferait pas pendant ce tour, parce que lorsque nous avons négocié la chicane, il était relativement loin derrière. Quand vous regardez dans vos rétros et que vous voyez un mec à 20 mètres derrière vous, c'est impossible de le juger, alors je n'avais pas vraiment réalisé qu'il essayait de me dépasser. Mais au même instant je me suis dit "Je ne le laisserais pas me refaire le coup, il ne profitera même pas d'un trou de souris. Pas question". Il m'a sorti dans l'échappatoire et j'ai du abandonner."

Un an plus tard, ils se retrouvent de nouveau ensemble à Suzuka, et tous deux encore une fois en position de remporter le Championnat du Monde, et cette fois-ci c'est Alain qui devait gagner. Pratiquement dès le début de leur présence dans la même équipe, ni lui ni Ayrton n'ont mettre un terme à l'intensité de leur conflit. Prost, affirmait Senna, n'aurait pas du tenté de négocier son virage juste devant lui. "Même s'il envisageait de le faire, il ne pouvait pas y parvenir". En réalité, c'est en arrivant derrière elle à 150km/h que la McLaren est entrée en collision avec la Ferrari.

"Que voulez-vous que je vous dise par rapport à ça ? Après mon abandon, on en a parlé, et il m'a assuré, comme il l'a dit aussi à la presse d'ailleurs, qu'il avait fait ça volontairement. Et il m'a expliqué pourquoi. Il en voulait terriblement au Président de la FIA, Jean-Marie Balestre, qui lui avait refusé le changement de côté qu'il souhaitait pour la pôle position, en première ligne de départ (il voulait qu'elle soit située à gauche). Alors il m'avoua qu'il s'était promis de me sortir si j'arrivais dans le premier virage avant lui."

"Ce qu'il s'est passé au Japon en 1990 est quelque chose que je n'oublierais jamais, parce qu'Ayrton n'était pas le seul responsable de cela. Quelques membres de McLaren, beaucoup d'officiels, mais également beaucoup de médias, ont été d'accord avec ce qu'il venait de faire, et moi je ne pouvais pas accepter ça." "Franchement, j'ai failli tout abandonner après ce GP."

"Comme je l'ai déjà évoqué, ce n'était pas me battre qu'il voulait, mais purement (pour vous donner une image) me détruire, et c'était son objectif depuis le premier jour. Même lors de cette première course avec les voitures de tourisme Mercedes, qui remonte quand même à 1984, j'ai bien remarqué que ce n'était pas battre Alan Jones, Kéké Rosberg ou qui que ce soit d'autre, qui l'intéressait. C'est moi qu'il devait battre, et seulement moi, d'une façon ou d'une autre."

Et jusqu'à la fin de la carrière d'Alain Prost en tant que Pilote, cela ne changera plus jamais. Mais sur le podium d'Adélaïde, en 1993, au cours de l'ultime GP d'Alain, ils se sont donnés une très sincère et longue accolade. C'était comme si, en fait, Alain n'était plus un ennemi à cet instant là, et Ayrton ne trouvait alors plus aucune raison de lui être hostile. Prost ne s'attendait vraiment pas à un tel geste.

"C'est clair, j'étais vraiment surpris. Mais pour être honnête, j'étais aussi un petit peu déçu. Et je vais peut-être vous apprendre quelque chose sur Ayrton : Au GP précédent, au Japon, c'est lui qui a gagné et j'étais second. Quand il s'est dirigé du podium vers la Conférence de Presse, je lui ai dit "C'est peut-être la dernière course où nous rendons ensemble à une Conférence de Presse, et je pense qu'on devrait offrir au public un geste agréable, peut-être une poignée de mains, enfin quelque chose comme ça". Il ne m'a pas répondu, mais il ne s'y est pas opposé non plus. Alors quelque part je pensais qu'il était d'accord. Nous sommes allés à la Conférence de Presse, et il ne m'a même pas regardé."

"En vérité, j'avais même pensé qu'en Australie, on aurait pu s'échanger les casques, c'était quand même ceux que l'on porterait à cette course, qui serait l'ultime occasion de nous affronter. Mais après le Japon, j'ai oublié tout ça, parce qu'il n'avait pas l'air de vouloir envisager une quelconque réconciliation."

"Puis nous sommes allés à Adélaïde, où nous avons terminés premier et second. Pendant que nous approchions du podium, il avait déjà commencé à me parler un petit peu, et il m'a demandé "Qu'est ce que tu vas faire, maintenant?". J'étais étonné et je lui ai répondu "Je ne sais pas encore !". "Tu vas devenir gros !" m'a-t-il dit alors, et il a souri. Et puis il y a eu le podium, où il a mis son bras autour de moi, il m'a serré la main et tout ça. Pourquoi ? parce qu'à ce moment là il l'avait décidé, et il était en accord avec lui-même. OK, dans un sens c'était génial. Mais ça c'était Ayrton : C'est lui qui décide ? Excellent. Sinon ? Tu oublies !"

Plus tard, Senna a confié à l'un de ses meilleurs amis, que ce n'est qu'après qu'Alain se soit retiré de la compétition, qu'il a réalisé à quel point sa motivation semblait presque entièrement liée à l'envie qu'il avait de le battre. Deux jours seulement avant sa mort, au cours d'un reportage où une caméra embarquée dans sa voiture filmait pour Elf un tour du circuit d'Imola, il a surpris tout le monde en saluant quelqu'un qui lui tenait à cœur : 'D'abord, je voudrais dire bonjour à mon ami Alain. Tu nous manques à tous'. Prost a été extrêmement touché..

"En réalité, après mon retrait de la compétition, on s'est très souvent téléphonés. Il m'a souvent appelé et régulièrement pour que l'on parle de sécurité. Il voulait que je continue à m'y consacrer, et on avait justement convenu d'en discuter à Imola. Ce week-end précisément, il n'a cessé de parler, parler, et parler encore de mesures de sécurité. Il était beaucoup plus calme qu'avant, pour moi en 1994, il avait complètement changé. Il avait même l'air moins enthousiaste en quelque sorte, moins agressif qu'auparavant."

"On a discuté le vendredi, et je l'ai revu le dimanche matin, après l'accident mortel de Roland Ratzenberger bien sûr. J'étais entouré de nombreuses personnes de chez Renault, à ce moment-là. Vous savez comment Ayrton se comporte habituellement : il sort du stand et se rend direct au motor-home. Mais ce matin-là j'ai vraiment été surpris, parce qu'il a traversé tout le groupe, ce qu'il ne faisait vraiment jamais, juste pour venir me parler. On a eu une discussion, et il a été très sympathique, très amical avec moi."

"Puis je l'ai vu dans le garage brièvement. Je ne voulais pas le déranger, mais je sentais qu'il avait besoin d'aide, besoin de quelqu'un. C'était évident. Alors on a parlé ensemble du prochain week-end..."

Les obsèques d'Ayrton ont eu lieu à Sao-Paulo, quatre jours plus tard, et Prost était parmi les nombreux pilotes à être présents. Ce n'était guère une décision difficile à prendre, tellement il voulait lui témoigner son respect.

"Evidemment je voulais m'y rendre, mais Ayrton et moi avions de tels rapports depuis si longtemps, que je me demandais quelle serait la réaction des Brésiliens : seraient-il peinés par ma présence, ou par mon absence ? Alors que faire ? Le lendemain de l'accident, j'étais à Paris, et un ami proche de Jean-Luc Lagardere (le Président de Matra) m'a appelé. Son épouse était Brésilienne, et je lui ai demandé conseil. "J'ai déjà pris mon billet d'avion", lui ai-je dit, "mais selon toi, que dois-je faire ?". Il m'a répondu que je devais absolument y aller, que les Brésiliens aimeraient que je sois là. Il n'a pas eu à me forcer, je voulais tellement m'y rendre. Mais il m'a rassuré. Et je sais que si je n'y avais pas assisté, je m'en serais voulu jusqu'à la fin de mes jours."

"Il n'y a vraiment eu aucun geste d'hostilité envers moi, à Sao-Paulo, bien au contraire, en fait. A présent, je suis tout le temps en rapport avec la famille d'Ayrton. Le lendemain des obsèques, son père m'a invité dans sa propriété et on a énormément discuté. Je suis très souvent en contact avec sa sœur, et je suis à sa disposition pour tout ce qu'elle me demandera de faire pour la Fondation."

"Ayrton est de loin le meilleur pilote auquel j'ai du me mesurer, et pendant vraiment aussi longtemps. C'était le pilote le plus déterminé que j'ai pu connaître. Pour être franc, je pense que le meilleur pilote en course (en pure intelligence de la course) était peut-être Niki Lauda. Mais au-delà de tout, Ayrton était le meilleur et de loin. Il réussissait tout ce qu'il entreprenait, et tout ce qui lui permettait de se réaliser."

"Sincèrement, je suis sûr que nous serions devenus des amis, avec le temps. Nous avions tellement partagé, après tout, et quelque chose n'a jamais changé, même dans les pires moments de notre relation, c'est le réel respect que nous avions l'un pour l'autre en tant que pilotes. Je ne pense pas que l'un de nous se soit d'ailleurs soucié de qui que ce soit d'autre. Et il y a eu des moments où on s'est bien amusés ensemble. Pas souvent, mais..."

"Il était surprenant, vous savez. En 1988, je me rappelle, nous avons participé au Motor-Show Honda, à Genève. C'est juste à 40km de chez moi, alors je l'ai invité à venir dîner à la maison, puis de nous rendre là-bas ensuite. Il est venu chez moi et s'est endormi pendant deux heures. On n'a même pas pu discuter !"

"Puis, après le repas, on est allés faire une promenade, et je me souviens très bien de ce que l'on s'est dit. J'adorais parler avec lui : parfois il était pénible quand il s'éternisait sur un petit point de détail, mais en général il était passionnant. Oui, vraiment, j'en suis sur, on serait vraiment devenus amis. A partir du moment où nous n'étions plus adversaires, tout aurait été différent."

"Je me rappelle de tout cela, et je me dis "Jésus, qu'est ce qui a bien pu se passer ? Qu'est ce qui nous a pris de nous battre tous les deux comme ça ? Quelquefois, c'est comme un cauchemar. Peut-être parce que quand on est toujours les premiers, comme nous l'étions, ce genre d'affrontements est inévitable. Mais pourquoi ont-t-ils été aussi douloureux ? Pourquoi l'avons nous vécu comme ça ? J'ai l'habitude de dire à tout le monde "Vous êtes un fan de Senna ? Génial, mais s'il vous plait, ne me haïssez pas !" C'était la même chose avec la presse."

"La pression était tellement forte, tellement forte… Si c'était à refaire, je pense que je dirais à Ayrton "Ecoute, on est les meilleurs, on les aura tous !" En y réfléchissant un peu, ça aurait pu être génial, comme rêve. Maintenant, même si elle est finie, je me dis que c'était vraiment une histoire merveilleuse, vous ne trouvez pas ? Et aujourd'hui, dans un sens, je pense que ça nous manque un peu."

Alain Prost était interviewé par Nigel Roebuck
(Translation by Sylvie Lacord)



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