L'AUTOMOBILE MAGAZINE, 01.11.2001

ALAIN PROST RACONTE MICHAEL SCHUMACHER
"Ce que j'admire le plus en lui"


Michael Schumacher vient de lui ravir le record du nombre des victoires en F1. Alain Prost aurait pu se contenter de lui rendre hommage. Mais, comme d'habitude, Alain va beaucoup plus loin: il analyse les raisons pour lesquelles Schumacher est monté si haut.

Je n'irai pas jusqu'à prétendre avoir sauté de joie quand Michael Schumacher a battu mon record de victoires en F1... Ce serait exagéré. Mais je savais que ce jour viendrait. Vous n'êtes jamais propriétaire d'un record. Vous le détenez pendant une période, puis vous passez le relais. C'est la loi du sport. Quand j'ai débuté en F1, en 1980, les 27 victoires de Jackie Stewart semblaient inaccessibles. Lorsque j'ai remporté ma 28e victoire, en 1987, Jackie m'a félicité et m'a dit: "Tu peux aller jusqu'à 40." Encore une fois, j'ai pensé que c'était impossible... Et je suis monté jusqu'à 51 victoires. Tout détenteur de ce record garde forcément une place particulière dans l'histoire de la F1: Ascari, Fangio, Clark, Stewart. Quand je regarde ces noms, je me dis que c'est une belle famille, et que j'y suis en bonne compagnie. Alors, pourquoi serais-je déçu?
Ce record, je l'ai détenu pendant quatorze ans. Je pensais qu'il ne tiendrait pas si longtemps. Quand je me suis retiré, fin 1993, Ayrton Senna avait déjà remporté 41 victoires. Il avait 34 ans, rejoignait l'écurie Williams qui régnait sur la F1. Dans ma tête, je m'étais tranquillement préparé à lui transmettre le flambeau. Mais Ayrton s'est tué à Imola. Dès lors, cette histoire de record m'est sortie de l'esprit. Jusqu'à ce que Schumacher, ces deux dernières années, commence à aligner les succès chez Ferrari...
L'une des caractéristiques de la F1 moderne, c'est le faible nombre d'abandons pour casse mécanique. Primo, l'informatique permet des calculs de résistance des pièces de plus en plus précis. Secundo, l'électronique est un garde-fou qui empêche le pilote de faire un surrégime ou de détruire son embrayage. Voilà vingt ans, un pilote ne terminait pas plus d'un Grand Prix sur deux. Lors des deux saisons dernières, Michael Schumacher a été victime de seulement trois casses mécaniques... Actuellement, un pilote qui domine la F1 accumule donc les victoires plus rapidement que par le passé. Michael a 32 ans. Il conduit pour la meilleure écurie. Son contrat chez Ferrari porte jusqu'en 2004. Qui sait jusqu'où il ira: 60 victoires, 70, plus encore? Et un jour, quelqu'un battra son record, même si ça nous semble impossible aujourd'hui.
J'ai peu couru contre Michael: une seule saison, en 1993. Je me souviens l'avoir suivi pendant tout le Grand Prix du Portugal sans pouvoir le dépasser. Nos objectifs étaient différents: ce jour-là, il visait la victoire, moi, une deuxième place me suffisait pour remporter le titre. J'ai néanmoins réalisé que Michael était un rude client. Il poussait vraiment sa Benetton à la limite, sans guère se laisser de marge de manœuvre. J'attendais une faute de sa part, qui n'aurait pas été surprenante, dans ces conditions, de la part d'un jeune pilote. Elle n'est jamais venue... A l'époque, je ne le jugeais pas exceptionnellement rapide. Il ne me stupéfiait pas par ses tours de qualification, par exemple. Mais il était évident, vu du cockpit, qu'avec de l'expérience et de la maturité, Michael allait devenir un très grand pilote.
En définitive, la qualité majeure de Schumacher, au-delà de ses talents au volant, c'est sa faculté à faire qu'une écurie fonctionne autour de lui, à la manière d'un Senna. Il a pris un risque en quittant une écurie Benetton qui était championne du monde pour rejoindre Ferrari. Et a ramené Ferrari au sommet de la F1. C'est le challenge ultime pour un pilote: faire gagner une écurie qui ne gagne plus. Le chemin a été long. Mais jamais il n'a critiqué Ferrari. J'ai beaucoup aimé cette attitude. Ainsi, il a su créer chez Ferrari une saine ambiance, faite de travail et de solidarité. D'ailleurs, quand je me rappelle mes années passées chez Ferrari, le manque d'organisation qui caractérisait alors la Scuderia, je me dis: "Quel bonheur ce doit être de piloter aujourd'hui pour une écurie pareille, avec Jean Todt, Ross Brawn, Rory Byrne et tous les autres." Michael est logique avec lui-même. Pour qu'une écurie soit centrée sur lui, il exige que son équipier soit confiné dans un rôle de deuxième pilote. Sur un plan sportif, je comprends que le public soit déçu quand Barrichello laisse passer Schumacher sur la ligne en Autriche pour le bénéfice d'une deuxième place. Mais si je devais recommencer ma carrière, j'agirais exactement comme lui. Si vraiment vous voulez gagner, gagner et gagner encore, c'est la meilleure stratégie. Quand j'ai rejoint McLaren en 1984, Niki Lauda testait en premier tous les nouveaux développements, et avait priorité sur leur application en course. J'étais clairement le deuxième pilote de l'écurie, mais j'avais le droit de battre Lauda. Michael ne l'entend pas ainsi. Il est souvent critiqué sur ce point. Quand vous faites un investissement majeur en F1, construire une soufflerie, ou engager un directeur technique, vous devez attendre plusieurs années avant de savoir si vous avez dépensé votre argent à bon escient. C'est pareil pour un pilote. Le bilan de Ferrari clôt le débat: en engageant Schumacher et en lui concédant les pleins pouvoirs, la Scuderia a fait le bon choix.
En fait, je n'ai qu'une réserve à formuler à l'égard de Schumacher: son comportement au volant dès qu'il se trouve en difficulté. Pour moi, c'est simple. Un pilote qui commet une erreur doit accepter la sanction qui en découle: perdre une place ou deux. Mais maintenant, l'auteur de la pole traverse la piste en diagonale pour aller bloquer celui qui a pris un meilleur départ que lui. Schumacher a donné le ton: cette manœuvre ultradéfensive, dangereuse même, est désormais admise en F1. Une ligne de démarcation est aujourd'hui tracée entre les pilotes: d'un côté, ceux qui sont prêts à tout pour gagner, comme Michael. De l'autre, ceux qui ne le sont pas, comme Coulthard, par exemple. Je connais bien David. Je sais qu'il a bloqué Schumacher l'an dernier lors du départ à Hockenheim. Mais ce type de réaction n'est pas dans sa nature. J'étais dans le même cas que lui. Un jour, Schumacher tombera sur un os. Il coupera au départ la trajectoire d'un Villeneuve ou d'un Montoya. Qui ne se laisseront pas faire. Et à dater de ce jour, Michael perdra l'ascendant qu'il exerce sur ses adversaires...
A mon sens, la différence entre Michael et le reste des pilotes n'est pas aussi importante que les gens le croient. C'est la situation globale qui joue en faveur de Schumacher, et en défaveur de ses adversaires. Chez McLaren, Häkkinen se bat contre Coulthard. Chez Williams, Ralf Schumacher se bat contre Montoya. Et chaque pilote prend tour à tour l'avantage sur l'autre. Ces deux écuries ont aussi des problèmes de fiabilité, et commettent parfois des erreurs tactiques. Chez Ferrari, la copie est parfaite: pas la moindre faiblesse dans l'armure, et Schumacher clairement installé dans une fonction de premier pilote. Psychologiquement, ça lui simplifie la vie, et complique celle de ses rivaux.
En talent pur, je suis persuadé que Schumacher n'évolue pas cent coudées au-dessus des autres pilotes de F1. Mais il a su créer une situation, un environnement, un système dans lesquels il est extrêmement difficile à battre. Le mérite lui en revient : il a mis tous les atouts de son côté. Et ça, c'est ce que j'admire le plus en lui.

Propos recueillis par Nigel Roebuck




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