SPORT-AUTO, 01.10.1995

INTERVIEW Alain Prost
Voici son plan...



Moment historique. Le 6 octobre 1995, Alain Prost pourra souffler les bougies du dixième anniversaire du premier de ses quatre titres mondiaux. Aujourd'hui, à quarante ans, voici le même Prost sur le seuil de son plus grand défi de champion: son grand retour en Formule 1. Pour viser, au passage, la passe mondiale de cinq...

Alain Prost, ce dimanche 6 octobre 1985 à Brands Hatch, c'était hier?
Pour moi, c'est une journée très lointaine. Il m'en reste surtout l'impression d'avoir franchi le seuil, celui du premier Championnat du monde, comme je l'avais déjà ressenti le 5 juillet 1981, à Dijon, lors de ma première victoire, dans le Grand Prix de France. Des performances de cette importance sont autant de délivrances. En réalité, c'est la globalité de mes titres mondiaux qui reste gravée dans ma mémoire, avec certains flashes comme celui du 26 octobre 1986 à Adelaïde. J'avais préservé mon numéro 1 dans la dernière course. En 1985, j'avais gagné en anticipant sur les deux ultimes grands prix. J'étais sûr de mon coup...

Vous vous souveniez, alors, de la coïncidence de calendrier avec la mort de François Cevert, le 6 octobre 1973?
A mon retour au Bourget, ce soir là, on m'a effectivement questionné à ce sujet. Je me suis vu comme l'héritier comblé de François Cevert que je n'avais jamais connu. Je me situais surtout dans la lignée des grands pionniers français d'alors, ceux de Renault et d'Elf, et de mes grands aînés, Patrick Depailler, Didier Pironi, Jean-Pierre Jabouille, Jacques Laffite.

Cette consécration était bien la vôtre?
Elle m'appartenait en propre, pour toujours. Mais j'avais suivi la trajectoire ouverte par ceux que je viens de citer. Sans pilote leader, il n'y a pas de descendance possible en Formule 1. Par exemple, sans ma consécration de 1985 et les autres, Renault n'aurait pas recommencé en Formule 1. Toute la continuité de la Formule 1, dans la perspective du long terme, est fondée sur cette nécessité d'un leader.

Que représente pour vous cette décennie 1985-1995?
La période la plus rapide et la plus remplie de toute mon existence. Ces dix années trépidantes, je les ai réellement passées en état de haute intensité. Je ne me suis pas toujours montré génial, mais, même depuis ma retraite à la fin de 1993, je ne me souviens pas de m'être ennuyé...

Vous n'avez jamais éprouvé le vertige d'un certain vide?
Je le répète: je ne m'ennuie jamais. Par contre, depuis la fin de 1993, ma vie a manqué de sel. Et ma motivation a fréquemment tourné pour rien, sans objet...

Avez-vous fait tout ce que vous vouliez?
J'ai appris que l'on ne fait jamais tout ce que l'on veut. Les autres se chargent de vous le rappeler. Par contre, en homme libre de toutes ses options, mon pouvoir de décision est sans limites. Je n'ai aucun problème en la matière. Si je suis résolu à faire quelque chose qui me plaît, je peux m'y consacrer à fond.

Comme par exemple envisager un grand retour en Formule 1?
Cette idée m'est venue tout naturellement, sans effort particulier. La perspective de me retrouver dans le cockpit d'une McLaren s'est confirmée peu à peu. Personne ne m'a spécialement poussé. D'ailleurs, je n'étais pas demandeur.

De quand datent les tout premiers contacts?
C'était Norbert Haug, le directeur du service compétition de Mercedes, qui m'en a parlé le premier, discrètement, lors du Grand Prix du Brésil, entre le 22 et le 26 mars. Il m'avait avancé une proposition de pilote-essayeur. Son offre a fait son chemin. J'ai définitivement choisi de remettre le pied à l'étrier après une réunion de travail avec les animateurs de Mercedes à Hockenheim, pendant le week-end du Grand Prix d'Allemagne, fin juillet.

Pour l'heure, c'est la Formule 1 active qui reprend le dessus en vous?
C'est comme ça, en m'investissant énormément, que j'ai bâti ma carrière sur les circuits. Ma plus grande réussite personnelle a été de m'imposer dans le milieu de la Formule 1, traditionnellement anti-français. C'est toujours et encore dans ce milieu que je tiens à construire quelque chose de personnel et de différent…

Vous n'êtes vraiment pas homme a vous reposer sur vos lauriers?
Non et, pourtant, je le pourrais. A un moment, j'avais songé à tout stopper, tout planter là et m'écarter de la Formule 1. Je m'imaginais en train de régner sur un vaste domaine, plein d'animaux. Et j'aurais occupé mes loisirs en me consacrant à la peinture ou à la musique, ou à n'importe quoi d'autre. Ma principale valeur de vie, ce sont mes deux fils.

D'accord, mais votre bonheur d'homme ne réside-t-il pas dans une activité au-delà de la normale?
C'est simple: je n'ai jamais de temps à perdre. Je suis vraisemblablement victime de moi-même, de mes continuelles dépenses d'énergie. Voyager, bouger, m'occuper d'un tas de choses, c'est le secret de mon existence. Et aussi de mon équilibre. Chez moi, une activité donnée en cache ou en annonce souvent une autre...

Quel regard le Prost de 1995 porte-t-il sur le Prost de 1985?
Il le considère à sa façon, avec un certain réalisme. Et peut-être une pointe d'indulgence. Avec le recul du temps et de l'expérience acquise, si la faculté m'était offerte de recommencer ma carrière, j'aurais enlevé cinq ou six Championnats du monde, depuis mes débuts en Formule 1 en 1980. Mais nul n'a la capacité de réécrire l'histoire, la sienne surtout. Evidemment, c'est l'apanage des anciens d'évoquer leur temps en enjolivant les événements. Pour moi, ce passé est imparfait...

Pensez-vous avoir commis des erreurs?
Selon moi, ce n'est pas l'essentiel. En revanche, je crois que l'expérience sert, parfois, d'excuse pour ne pas oser.

Alors, allez-vous oser vous attaquer au record mythique des cinq titres mondiaux de Juan-Manuel Fangio?
D'abord, je pose que je ne conserve aucun regret de n'être que quadruple Champion du monde (sourire). La conquête des cinq couronnes n'était pas un objectif pour moi. En confidence, en pleine gestion de ma carrière, le record de Fangio me paraissait une performance inaccessible.

Et maintenant, dans l'hypothèse où...?
La situation et les données d'environnement sont différentes. Mais une cinquième consécration mondiale ne sera pas le leitmotiv de mon éventuel retour sur les circuits. Cela dit, en toute franchise, ce challenge est condamné à me plaire et à m'exciter.

Estimez-vous avoir encore besoin de prouver quoi que ce soit au volant d'une monoplace?
Si je reviens en compétition – et là, je vais bien plus loin que les suppositions courantes –, je me dois de me prouver quelque chose à moi- même. Le véritable challenge qui m'attendra sur les circuits se positionne, d'abord, par rapport à moi. Et ne concerne que moi seul.

La Formule 1 ne favorise guère les nouveaux arrivants, même s'ils s'appellent Alain Prost?
Je n'ai pas cherché à être intégré, à tout prix, dans une écurie. Si je suis impliqué dans un plan intéressant émanant d'une bonne équipe, ma motivation est instantanée et maximale. Mais si je n'appartiens qu'à moitié à une écurie qui me sollicite, ça ne m'intéresse pas.

Depuis votre retraite, en quoi le projet McLaren-Mercedes se différencie-t-il de tous les autres?
En premier lieu, il est d'une nature essentiellement sportive. Par exemple, reconduire une Williams-Renault en 1996 ne me procurerait aucun plaisir ni aucune stimulation. Je préfère piloter une McLaren-Mercedes pour la simple et première raison que l'équipe n'est pas au top en ce moment.

Vous ne craignez pas la difficulté?
Les arguments de séduction ne manquent pas: Mercedes est un grand constructeur, par sa potentialité comme par son image, McLaren est une écurie de premier ordre qui traverse une éclipse et, enfin, je ne compte que des amis dans cet environnement. Ce challenge de progression possède tout ce qu'il faut pour me captiver.

Vous seriez fier de ramener McLaren-Mercedes au plus haut niveau?
Pour un sportif comme moi, avec mon palmarès et mon expérience, rien n'est plus motivant que de se rendre utile.

Néanmoins, quel que soit votre avenir chez McLaren-Mercedes, tout passe par une réapparition sur la piste?
Attention, je suis extrêmement prudent dans cette voie. J'ai l'avantage de bien connaître l'équipe et ses méthodes de travail. Je sais aussi comment elle souhaite utiliser mes compétences de pilote et de metteur au point. Il faudra examiner ultérieurement comment évolueront les choses. Une certitude: je ne pars pas de zéro.

Biologiquement et psychologiquement, vous êtes intact?
Physiquement, je suis bien mieux qu'avant. N'ayant pas couru ces deux dernières années, je ne me suis pas usé. J'ai plutôt emmagasiné des ressources physiques. Mon âge n'est ni un obstacle ni un handicap. La motivation compte beaucoup plus. Cela dit, en certaines portions de circuit, je suis un peu moins bien, à l'état pur, qu'un jeune coureur de 25 ans. Mais je peux compenser...

Le niveau de la Formule 1 s'est-il élevé ces dernières saisons?
A mon avis, on ne peut pas le dire. J'en veux pour preuve les énormes difficultés rencontrées par les teams managers pour recruter des pilotes qui leur semblent valables. La Formule 1 souffre d'une carence évidente de renouvellement de ses effectifs. Par rapport à 1985, par exemple, les jeunes coureurs actuels me paraissent moins concernés par leur métier que nous ne l'étions naguère. Aujourd'hui, la notion de spectacle prime tout et masque le reste.

L'évolution générale de la Formule 1 vous convient-elle?
C'est indispensable pour la Formule 1 d'évoluer avec son temps, au moins pour répondre positivement aux aspirations du public. Le plus délicat est de savoir qui prend les décisions de réforme. Par exemple, je partage l'opinion de Bernie Ecclestone qui juge plus intéressant de compter dix-huit machines compétitives plutôt que vingt-six médiocres voitures.

Votre opinion sur la réglementation?
Toutes les mesures adoptées depuis un an vont dans le bon sens. Toutes, sauf une, le maintien des ravitaillements qui n'ajoutent réellement rien a la course. La perspective de ne compter qu'une seule journée d'essais officiels en 1996, après une journée d'essais libres, est intéressante. En général, Michael Schumacher tâtonne le premier jour, progresse le deuxième et arrive à son meilleur le troisième. Maintenant, il sera obligé de se surpasser d'entrée.

C'est peut-être ce qui vous guette en 1996?
L'opportunité d'un plein Championnat du monde, j'y pense effectivement. Plusieurs paramètres décisionnels entrent en ligne de compte. D'abord au sein de l'écurie, je dois bien me positionner par rapport à Mika Häkkinen, l'un des pilotes les plus rapides du moment. Ensuite en procédant à un raisonnement global, il me faut analyser et évaluer la compétitivité de la McLaren-Mercedes dans une compétition dont le super-favori sera Damon Hill, qui profitera de sa continuité chez Williams-Renault. Quel que soit mon choix, je ne le définirai qu'après une concertation approfondie avec tous les responsables de McLaren-Mercedes.

Sur quels critères finaux vous prononcerez-vous?
Je ne veux recourir que dans des conditions très confortables. Il ne s'agit pas de demander un statut de premier pilote que je n'ai d'ailleurs jamais exigé dans les écuries où je suis passé. Je tiens à être dans un environnement humain équilibré et confiant. J'ai déjà connu ça chez McLaren, entre 1984 et 1987, avant la dégradation de l988 et surtout en 1989, avec Ayrton Senna, je me souviens aussi de très bons huit mois en 1990 chez Ferrari, avant une autre détérioration relationnelle.

Vous demandez beaucoup?
J'ai envie aujourd'hui surtout, d'être dans une communauté bien disposée à mon égard. Je ne demande pas la lune. Mais avec des partenaires aussi familiers que ceux de McLaren, de Marlboro et de Mercedes, je devrais obtenir satisfaction. Le confort psychologique est une notion capitale dans le rendement d'un pilote et, le plus souvent, méconnue de ceux qui suivent la Formule 1.

Mais les voitures n'ont pas d'états d'âme?
Les performances en piste sont dues à 80 % aux facteurs psychologiques. C'est de là que proviennent les énormes différences entre deux coureurs disposant, théoriquement, de la même machine. La seconde et demie qui sépare deux équipiers ne reflète pas leur valeur intrinsèque. Ce n'est que la conséquence des inégalités de traitement. L'un, entouré de tous les soins, se comporte comme un rouleau compresseur. L'autre se débrouille de son mieux.

De quoi avez-vous finalement besoin pour rentrer totalement en Formule 1?
Si l'on me revoit en course, ce ne sera pas par un simple effet de caprice. Cela ne se produira que si, chez McLaren-Mercedes, je me sens dans un... cocon. En plus des autres conditions que j'ai exposées. C'est peut-être une coquetterie de ma part.

Et si Ron Dennis vous demande de disputer les deux derniers grands prix?
(Eclat de rire) Laissons-le me le proposer. Il en est bien capable. J'examinerai ça de près, promis...

Propos recueillis par Renaud de Laborderie.



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