L’EXPRESS, 07.03.2005

Alain Prost:
"Aujourd'hui, la F 1 ne contente personne"



Propos recueillis par Paul Miquel

Il n'a pas trop changé. Quelques rides zèbrent son visage, mais sa silhouette est toujours aussi sèche qu'une lame de couteau. Bouclettes, yeux verts, nez en chicane, Alain Prost, 50 ans, n'a rien perdu de son tranchant. Depuis janvier 2003, le quadruple champion du monde de F 1 a tenté l'aventure de la course sur glace dans l'écurie Toyota-Oreca. Pour prolonger son plaisir du pilotage. Et tenter d'oublier les années noires qui ont suivi la disparition de Prost Grand Prix, l'écurie de formule 1 qu'il avait créée, en 1997. Le nouveau championnat du monde de F 1 vient de débuter. Lui, détendu, répond aux questions d'une voix posée, sans se ronger les ongles, qu'il a pourtant très courts. Depuis longtemps, une réputation d'intransigeance lui colle à la peau. Ce jour-là, Alain Prost se laisse aller aux confidences...

Depuis 2003, vous participez au trophée Andros, dont le dernier s'est déroulé en janvier. Pourquoi tenter une telle épreuve?
Personne ne m'a poussé, mais j'ai encore la passion de la compétition en moi. Et j'aime l'environnement des courses automobiles. Les vrais passionnés ne raccrochent jamais. Remonter dans un baquet, même pour une épreuve modeste comme le trophée Andros, relevait du défi. Je vois ça comme un challenge. Je n'ai pas d'autre explication rationnelle. J'avais envie de retrouver la compétition à une période de ma vie où j'en avais besoin. Honnêtement, ça me fait du bien. On cherche souvent des explications à tout, mais, dans ce cas précis, cela ne va pas plus loin.

Piloter vous fait du bien?
Oui. Courir, faire du sport, retrouver le stress de la compétition... Quand on a le virus en soi, il n'y a rien de plus fort. Il y a quelques années, j'avais besoin d'un but, d'une autre motivation pour pouvoir appréhender l'avenir sereinement.

Dans votre Toyota Corolla, éprouvez-vous des émotions comparables à celles que vous avez vécues lors de votre carrière en formule 1?
Non. Je ne cours pas après mon passé. Je sais que ma carrière de pilote de F 1 est derrière moi. Je recherche désormais le plaisir pur du pilotage, celui qu'on peut ressentir entre copains en se tirant la bourre, la nuit, sur un parking de supermarché. Le niveau de la discipline et son degré de notoriété n'ont plus d'importance: j'ai connu la gloire, et cela ne me manque pas. Sur les plans médiatique, sportif et technologique, il n'y a rien de mieux que la F 1, mais j'apprécie vraiment de pouvoir piloter sans avoir des enjeux financiers gigantesques sur les épaules. En formule 1, bien au-delà des contraintes liées au pilotage, la pression médiatique était aussi palpable 365 jours par an. Au trophée Andros, tout est naturellement très différent. Les enjeux ne durent qu'un week-end. En fait, je me vois bien piloter jusqu'à ce que je le gagne. Et cela peut prendre du temps, car ma voiture n'est pas encore performante à 100%.

Qu'aimiez-vous tant en F 1?
Sauf exception, on ne peut connaître de vrais plaisirs en formule 1. En quinze ans de carrière, je n'ai dû ressentir de véritables sensations de plaisir au volant que trois ou quatre fois seulement, sur une saison ou deux. Pas davantage. Je me souviens de Monaco et d'Adélaïde en 1986 et de Mexico en 1990. Dans le milieu de la F 1, il y a tellement de jalousies, les passions sont tellement exacerbées et les enjeux financiers si démesurés que les plaisirs ne s'y offrent pas aisément. Pourtant, c'est très exactement quand la passion décroît, quand il réalise que vivre, ne serait-ce qu'une infime seconde de plaisir, n'est plus possible qu'un pilote arrête.

En tant que pilote, justement, comment définiriez-vous ce «plaisir» de la F 1?
Sur un circuit, quand vous avez l'impression de ne faire qu'un avec votre monoplace, la relation avec la voiture devient alors presque charnelle. En plus, quand la victoire est au bout, ce plaisir palpable, presque physique, est décuplé. Au volant, on a parfois le sentiment que la voiture devance vos gestes. On est alors en état de grâce. C'est un sentiment rare. Parfois, c'est l'inverse, et rien ne va. Il m'est même arrivé de gagner des Grands Prix sans vraiment le mériter (rires).

Vous étiez un pilote particulièrement méticuleux, parfois maniaque...
C'est vrai. Mes voitures de course étaient beaucoup plus que des objets. Je crois que je les ai toutes aimées. J'étais d'ailleurs le pilote qui «cassait» le moins souvent. Quand je brisais un aileron ou une roue, j'étais le plus malheureux des hommes.

Aujourd'hui, quel regard portez-vous sur le développement de la F 1?
Un regard critique, mais constructif. Je suis consultant pour GPWC [Grand Prix World Championship], une société qui réunit les plus grands constructeurs automobiles: Mercedes, BMW, Renault et Ferrari. Ces derniers investissent massivement dans la formule 1, mais veulent changer de cadre. L'objectif est de créer un nouveau championnat en 2008. Depuis la fin de ma carrière, j'ai été très critique envers la F 1, mais j'ai toujours essayé de proposer des solutions en contrepoint. J'ai souvent dit que la F 1 allait droit dans le mur. Mon analyse n'a pas changé. Dans ce milieu, il y a beaucoup trop de gens qui agissent en fonction de leurs intérêts personnels, sans se soucier de l'intérêt général. Je pense que la F 1 a été abîmée à cause d'eux. Mais ce sport reste un outil de communication fabuleux. Les nouveaux règlements, qui ont été adoptés pour s'adapter aux besoins de la télé, ne vont pas dans le bon sens. On a délaissé le vrai public.

C'est-à-dire...
Je ne suis pas réactionnaire, mais je suis fermement du côté de la tradition. Aujourd'hui, je trouve que la F 1 ne contente personne. Comble d'ironie, les audiences télé baissent et, après le premier ravitaillement, tout le monde sait qui va gagner la course. Personnellement, quand il m'arrive de regarder un Grand Prix à la télévision, je ne rate pas le départ. Je vais ensuite manger un morceau et je reviens devant mon écran de télé un quart d'heure avant la fin. Ça me suffit!

Concrètement, quelle est votre mission au sein de GPWC?
Je réalise un énorme travail de concertation et de réflexion: de la définition des règlements sportifs en passant par les options technologiques et les choix des circuits. Mon contrat court jusqu'en avril prochain. Ensuite, il débouchera probablement sur d'autres fonctions. Un vrai organigramme est en train de se mettre en place à GPWC. Le cœur de la F 1 est en Europe. Or, depuis quelque temps, les Grands Prix ont tendance à s'exporter hors du Vieux Continent. J'ai le sentiment que les dirigeants de la F 1 sont en train de dépecer la bête...

L'objectif de GPWC est-il de s'attaquer à Bernie Ecclestone, l'omnipotent patron de la F 1?
Non, je ne vois pas les choses comme ça mais peut-être que certains constructeurs ont une vision différente de la mienne. Personnellement, je tente simplement d'offrir des idées pour bâtir un nouveau circuit de la F 1.

Cela passe-t-il par une politique antidopage plus agressive?
Peut-être. En 1990, j'avais demandé à Jean-Marie Balestre [à l'époque, président de la Fédération internationale automobile] de mettre en place des contrôles antidopage. Et, cette année-là, j'avais été le premier à être testé au Grand Prix de France! J'ai toujours été intransigeant, même si j'estime que le dopage traditionnel - à base de stéroïdes ou d'anabolisants - n'est d'aucune aide en F 1. La formule 1, c'est de la finesse, de la précision, de l'endurance. Pas simplement du muscle. Mais, vu l'évolution du sport, il faut se méfier: en F 1 comme ailleurs, les risques existent. A mon époque, j'avais de fortes suspicions vis-à-vis de plusieurs pilotes, mais je n'ai jamais eu de preuves. Je ne citerai donc aucun nom. Au-delà de la F 1, j'ai le sentiment que tous les sportifs ne sont pas logés à la même enseigne face à ce fléau. Le dopage, c'est le royaume de l'hypocrisie.

Depuis une demi-douzaine d'années, la domination de Ferrari et de Michael Schumacher est totale. Qu'en pensez-vous?
C'est un cycle de victoires qui dure depuis longtemps, un cycle exceptionnel. Les dirigeants de Ferrari ont tout misé sur un pilote: il n'y a aucune faille dans leur système. Ils dépensent intelligemment leur argent. Je suis impressionné par la stabilité des performances de Schumacher, même si je trouve dommage qu'il n'y ait plus de bagarres sur les circuits.

Les amoureux de F 1 n'auront plus la chance de vivre des duels épiques du style Prost-Senna?
Je n'en sais rien. Avec Ayrton Senna, je me suis bagarré sur les circuits et en dehors. Il ne pensait qu'à une chose: me battre. Mais il y avait un vrai respect entre nous. S'il vivait encore aujourd'hui, je suis persuadé que nous nous serions rapprochés. Nous aurions probablement monté des projets ensemble.

Au Brésil et ailleurs, Ayrton Senna est quasiment un objet de culte. Au regard de sa carrière et de ce qu'il représentait, estimez-vous cette idolâtrie méritée?
Quand on pilote, on ne se rend pas compte de sa propre notoriété, alors qu'on rentre littéralement dans la vie des gens. J'ai rencontré des fans qui me suivent depuis vingt-cinq ans et pleurent quand ils me voient! Je me souviens aussi de l'immense émotion qui a secoué le monde de la F 1 quand Gilles Villeneuve s'est tué, en 1982. Comme Senna, Villeneuve avait apporté un supplément d'âme, du panache, un peu de folie, de l'arrogance et du mysticisme. Alors, pour toutes ces raisons, je ne pense pas que l'idolâtrie qui entoure la mémoire d'Ayrton Senna soit démesurée. Non, pas du tout.

Comment expliquez-vous la faible représentativité des pilotes français en Formule 1?
Le problème est complexe. Il y a, en France, de très bonnes écoles de pilotage pour la formule de promotion mais l'accès à la F 1 est bouché. Il y a de moins en moins de sponsors et l'engagement des constructeurs français reste faible. Pourquoi? En France, la F 1 souffre d'un manque de crédibilité et de perspectives de développement. Par-dessus le marché, la formule 1 est un milieu de culture anglo-saxonne et les pilotes français y ont une mauvaise réputation: on les dit râleurs, peu courageux. La France ne pèse pas grand-chose en F 1. C'est dommage.

L'échec de Prost Grand Prix, l'écurie que vous avez dirigée de 1997 à 2002, est-il lié à cet environnement si particulier?
En partie. En F 1, la grande majorité des budgets des écuries proviennent directement des constructeurs. Les petites écuries indépendantes ne possèdent pas cette manne et doivent se raccrocher aux sponsors. Le budget de Prost GP était d'environ 60 millions d'euros par an. En France, je n'ai reçu quasiment aucun soutien. Il fallait que j'aille à la chasse aux sponsors à l'étranger, mais nous avions mauvaise presse, à cause notamment de la politique des 35 heures. En 2001, quand l'attentat du 11 septembre a ébranlé les Etats-Unis, nous avons aussi été touchés de plein fouet. A l'époque, les soucis financiers de Prost GP étaient tels que j'étais prêt à vendre l'écurie pour une bouchée de pain. La seule proposition sérieuse que j'avais reçue émanait du prince al-Walid, en Arabie saoudite. Un précontrat avait été signé, mais les attentats du 11 septembre 2001 ont tout fait capoter. C'est rageant, car, pour le prix d'un motor-home d'une grande écurie, c'est-à-dire 20 millions de dollars, nous aurions pu sauver l'écurie.

Comment se relève-t-on d'un pareil échec?
En trouvant d'autres intérêts dans la vie. Une telle aventure endurcit, forcément. J'y ai perdu des plumes et de l'argent, mais ce n'est pas l'essentiel. Lors de la déconfiture de Prost GP, j'ai vu des trucs incroyables: la malhonnêteté, de la part de la presse spécialisée, notamment, qui m'a enfoncé. Sur ce point, je ne pardonne pas. La presse possède un pouvoir fort et, d'une certaine manière, mène le monde. Or, quand on a le pouvoir, il faut en user honnêtement.

A cette époque, la rumeur vous disait prêt à investir dans le championnat américain Nascar pour rebondir...
C'était il y a trois ans. Une grande banque mondiale voulait investir dans le circuit Nascar pour toucher le public américain. J'avais été contacté pour mettre sur pied cette écurie. Le budget était modeste: environ 15 millions de dollars. Mon fils était alors étudiant aux Etats-Unis; ça tombait bien. Le dossier a finalement été abandonné...

L'un de vos deux fils, Nicolas, est, d'après les spécialistes, un pilote talentueux...
Nicolas court effectivement en formule Renault et travaille dans une banque, à Genève. Il tient à mener de front son métier et sa passion automobile. Je ne l'ai jamais poussé au pilotage, mais il faut qu'il continue dans cette voie pour surtout ne rien regretter. Bien sûr, je lui donne des conseils, notamment sur le plan mental.

Lui avez-vous transmis l'histoire de votre famille, d'origine arménienne?
Ma grand-mère s'appelait Victoria Karatchian. Elle est morte en 1978, quand j'avais 23 ans. Elle est née en Arménie et a vécu le génocide turc. C'est elle qui m'a éduqué sur ce pan de l'Histoire. Son père, ses frères et ses sœurs ont été abattus devant elle. On ne peut pas rester insensible à ce genre de discours. C'est elle qui m'a expliqué l'histoire de son peuple, mes racines. Maintenant, le débat sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne m'agace. Tant que les Turcs ne reconnaissent pas ce génocide, les négociations devraient être bloquées.

Avez-vous, un jour, été tenté par la politique?
Oui, dans les années 1980. J'avais, à l'époque, de bonnes relations avec Jacques Chirac et Edouard Balladur. Mais j'ai rapidement compris que je n'étais pas fait pour ça. Il m'arrive d'être diplomate... mais pas souvent! J'aime dire ce que je pense... et faire des ronds de jambe, ça va un moment! La politique, c'est œuvrer à la gestion du pays et j'ai le sentiment que j'aurais été impuissant pour changer les choses. Le seul qui me semble sortir du lot, aujourd'hui, c'est Nicolas Sarkozy. J'espère qu'il donnera un grand coup de pied dans la fourmilière.

Comme Nicolas Sarkozy, l'ancien pilote de rallye Bernard Darniche est un militant de la sécurité routière. Vous êtes beaucoup plus discret que lui sur ce dossier.
Je me suis impliqué deux ou trois fois sur certains projets. Je pourrais éventuellement intervenir davantage. A mon avis, cela ne serait pas efficace. La sécurité routière est de la compétence des pouvoirs publics. Il y a moins de morts sur les routes, mais, politiquement, la mode est à la répression. Et je regrette qu'on ne travaille pas sur la formation. Les mesures draconiennes ont eu des résultats, mais, quand je vois que les radars sont utilisés comme des pompes à fric, je m'interroge sur les réelles motivations du législateur.

Toujours sur la route, on vous dit grand cycliste. Vous confirmez?
Oui (rires). Chaque année, je participe à une dizaine de courses cyclistes amateurs. Je n'en ai jamais gagné, mais j'aime l'effort que l'on doit fournir à vélo. Je joue aussi au golf régulièrement. J'ai eu un handicap de 6. J'aime aussi le ski alpin et la course à pied. L'an dernier, j'ai participé au marathon de Bordeaux, mais mon chrono fut très mauvais: un peu plus de 5 heures!

N'avez-vous pas l'impression d'être passé à côté de votre reconversion?
Non. J'ai toujours eu une image un peu froide qui ne colle pas à la réalité. Mais, à mon corps défendant, je n'ai jamais joué le jeu des journaux people, ni des paparazzi. Je n'ai jamais touché un centime pour voir ma bobine à la Une d'un magazine à scandale. J'en suis fier, même si j'ai parfois failli craquer, par dépit. Pour un personnage public, le vrai luxe est d'avoir une vie privée. L'avenir? Je ne cherche pas trop à l'envisager. Je veux pouvoir me laisser porter par mes envies.

This interview is reproduced on www.prostfan.com with friendly allowance of Régina CHOCRON, Responsable Juridique, Groupe Express-Expansion!



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