L'ÉQUIPE MAGAZINE, 08.09.1990

Alain Prost: "LE TITRE SERAIT UNE APOTHÉOSE"


Ce week-end, à Monza, Alain Prost sera le héros de dizaines de milliers de tifosi. Parce qu'en quelques mois, et quatre victoires, il a remis Ferrari sur la voie d'un titre mondial qui lui échappe depuis dix ans. "II professore."

Est-ce qu'il est possible de dire que vous avez retrouvé chez Ferrari un bonheur perdu au fil des mois précédents?
Oui, mais je tiens à en parler sans avoir à revenir sur le passé. Cela a été fait et refait, dit et redit plus qu'il ne le fallait. Il y a de toute façon un bonheur dû au simple fait d'être chez Ferrari. Sans eux, la F 1 n'aurait peut-être pas existé, en tout cas pas comme on la connaît aujourd'hui. Ferrari avait été un moment le seul grand constructeur. Maintenant, ils doivent se battre contre Honda, Renault, Ford et d'autres bientôt. Les choses ont quand même changé. Mais on dira toujours Ferrari. Jamais Fiat.

Quelque chose a dû changer depuis la prise de contrôle de Fiat. Le mythe Ferrari lui-même n'est-il pas finalement devenu mythique?
Le mythe était incarné par Enzo Ferrari, c'est certain. Mais depuis qu'il est mort, je dirai que c'est presque pire dans la mesure où, sans vouloir être méchant mais plutôt en étant un peu réaliste, Enzo Ferrari, les dernières années, n'avait vraiment plus les moyens de contrôler l'équipe comme il aurait aimé le faire et comme il le faisait quelques années avant. Mais un mythe disparu devient quelque chose de sacré. Il est difficile de dire la différence entre un mythe, un dieu... Je ne sais pas. C'est magique, en fait. Il est toujours présent, d'une certaine manière. Le public, la rue, la presse se font l'écho de son personnage. Cependant, à l'intérieur, l'influence Fiat se fait sentir. Plus calme, plus d'organisation.

Etes-vous déjà entré dans le bureau d'Enzo Ferrari, dont on imagine que c'est un endroit légendaire...
Euhh... Je ne crois pas. Je suis entré dans la fameuse petite maison, mais pas dans son bureau. Tout ça m'impressionne assez peu. C'est comme ça. C'est peut-être mon côté anti-reliques. En revanche, j'admire la passion qu'avait cet homme pour le sport automobile. Il se fait de grandes choses en F1, mais seulement ou très souvent par pur esprit d'affairisme. Lui était animé par l'amour de la mécanique et de la compétition. Que Ferrari soit devenu un mythe grâce à lui ou malgré lui m'importe peu. Ce qu'il a fait est fabuleux. Pour un destin comme le sien, je signe tout de suite!

Votre carrière aurait été incomplète si vous n'aviez jamais fait un passage chez Ferrari?
Incomplète, non. Mais elle est en tout cas plus complète maintenant. Car c'est aboutissement, le côté le plus fantastique de ma carrière. C'est qu'en réalité j'avais toujours plus ou moins refusé d'aller chez Ferrari, et ce, depuis le début de ma carrière. Puis est venu un moment où j'ai failli flancher, mais cela posait des difficultés assez importantes du côté de mes contrats…

A quel moment?
Je ne me rappelle plus exactement… J'ai failli y aller à la fin de l'épisode Renault en 1983, et puis aussi il y a quelques années… Je ne sais plus. A un moment, en tout cas, où je n'en voyais pas l'intérêt immédiat.

Et aujourd'hui, donc?
La, j'y suis pas allé à un moment où, au vu de ma carrière, je n'avais pas vraiment besoin de le faire. C'est un challenge intime. Au plan de la satisfaction personnelle ça me comble, car j'ai le sentiment que mon enthousiasme et mes facultés sont décuplés, multipliés par cent. Je ne parle pas tellement de l'extérieur, mais de quelque chose qui se voit peu ou pas du tout. Il s'agit de tout ce que j'ai appris en une décennie de F1, de tout ce que j'ai fait auparavant, de tout ce que j'ai acquis. Maintenant, je suis en train de mettre là tout ça, tout ce que je sais, pour que cette voiture rouge gagne des courses, et c'est fabuleux. De plus j'ai une équipe fantastique qui me donne un crédit total. Je peux travailler comme je l'entends. Je peux innover. Essayer, etc. Avec, bien sûr, une confiance énorme dans la voiture.

Toute cette science que vous ne voulez pas que d'autres s'arrogent?
Je ne veux pas revenir sur un passé désagréable.

Revenons-en aux effets Ferrari-Prost et Prost-Ferrari. Vous qui avez reconnu ne pas apprécier l'exercice des qualifs, vous avez admis vouloir faire un effort de ce côté, genre donnant-donnant. Puisque la Scuderia vous faisait une aussi bonne auto, vous étiez d'accord pour vous "lever le cul" sur un tour de qualifs. Ça, c'est plutôt nouveau.
Disons qu'avant je n'aimais pas cela particulièrement, c'est vrai. Maintenant, je veux bien faire l'effort quand tout marche bien. Malheureusement ce n'est pas toujours le cas, surtout pour moi, mais ça, ça s'explique, hein. On ne comprend pas toujours tout, mais là, Goodyear reconnaît aussi que de temps en temps il y a des différences dans les pneus de qualifs, et, si tu veux, j'en subis plus que d'autres le contrecoup à cause de mon pilotage… quoique… A Monaco, je les ai fait marcher. A Silverstone, ça a été un peu plus dur… Mais ça s'explique… Passer les pneus qualifs, me défoncer sur un tour, je le faisais bien chez Renault, chez McLaren aussi… Bof, ça dépend des moments.

Le "professeur" n'est-il pas toujours le maître?
On a beau m'appeler le professeur, le machin-chose, etc., mais je suis aussi quelq'un qui suit son feeling, son intuition. Quand je vois que ça ne marche pas avec les pneus qualifs, à la limite, un peu comme je l'ai fait à Mexico, je m'en désintéresse, sans que ça atteigne mon moral. J'essaye d'y trouver un point positif. Je n'aime pas subir. Alors je me dis: "Laisse tomber les qualifs" et je travaille mes réglages pour la course.

Lorsque vous annoncez à Ferrari: "J'ignore où se trouvera la voiture sur la grille et à vrai dire je m'en fous un peu", ils ne s'étouffent pas?
Justement, il faut savoir être très très patient. Faire surtout très très attention à la pression extérieure. A notre niveau, au top de la F1, les pilotes subissent une pression telle qu'ils font des trucs en fonction de la pression de l'écurie, de la pression de l'extérieur, de ceux qui savent et de ceux qui ne savent rien mais qui parlent quand même. Et chez Ferrari, tout cela est empiré. Ce qu'il faut, c'est être assez fort pour décider soi-même. Moi, maintenant, je me fous de ce qu'on dit, même dans mon équipe, même chez Ferrari. Parce que tu sais, dans mon équipe, j'ai beau être apprécié, voire adulé, je ne peux pas avoir deux cents mecs ici, trois ou quatre cents à l'usine qui pensent comme moi parce qu'ils ont suivi mon raisonnement depuis le début. Alors, bien sûr, ça coince parfois. Il faut garder la tête froide.

C'est arrivé récemment?
Tiens, à Mexico, j'étais treizième sur la grille, ils faisaient la gueule, je fais le huitième temps du warm-up, et après ça je leur dis: "Je pense que je vais gagner la course6quot;, ils se sont dit que j'étais fou. Bon, même s'il y en a qui me connaissent et qui ne s'inquiètent pas parce qu'ils pensaient "il doit savoir ce qu'il fait". Alors que, bien sûr, je ne fais pas exprès de faire le treizième temps, mais je sais où j'en suis, et ça, c'est le plus important. Le plus dur, c'est de raisonner selon l'instant, selon tes capacités, selon ton matériel et non pas en fonction de tout ce qui est autour. Mais de toute façon, un tour de qualif à l'agonie, c'est pas vraiment mon truc, c'est vrai, et on le sait.

Revenons-en à la Scuderia. A son arrivée chez Ferrari, Lauda avait déclaré avoir été abasourdi par la profusion de moyens techniques et financiers dont disposait Ferrari, et qu'il s'était même demandé comment Ferrari ne gagnait pas tous les dimanches. Tout récemment, il a déclaré que le fonctionnement de l'écurie lui paraissait toujours aussi erratique et que la Scuderia ne serait championne du monde que si Prost en était le véritable patron. Qu'en pensez-vous?
Moi je pense qu'il avait raison. Aujourd'hui encore Ferrari a un potentiel énorme, des facilités incroyables, mais je dirai que gagner tous les dimanches, ce n'est pas possible...

C'était une image!
Oui, mais il avait encore peut-être plus raison il y a dix ans ou quinze ans parce que Ferrari était la seule équipe hyper-professionnelle. C'était déjà une équipe de grand constructeur contre des artisans. A l'heure actuelle on ne peut plus dire ça. Il y a beaucoup d'équipes de grands constructeurs et quelques artisans qui utilisent une technologie à peu près identique à celles des top-teams. Il a raison dans la mesure où depuis ces dix dernières années Ferrari n'est pas du tout à la hauteur de ses capacités. D'un autre côté, l'expérience a prouvé que, justement, depuis Ferrari en 1979, ça fait onze ans, personne n'a été capable de gagner le Championnat en fabriquant châssis et moteur... Maintenant, c'est beaucoup plus lourd. Le fait de s'appeler Ferrari: beaucoup plus lourd. Le fait d'être installé en Italie: beaucoup plus lourd. Et, ça, si tu veux, pour moi, c'est la plus grosse difficulté que je rencontre: faire autour de moi une grande bulle pour pouvoir me concentrer dedans.

Vous n'avez pas commenté le dernier propos de Lauda: qu'il fallait que vous soyez le patron.
Euh... Oui, exactement. Il n'y a pas d'autre solution. Je dois imposer une ligne de travail constante, une manière de réfléchir, de travailler, qui est encore plus importante dans une écurie comme celle-là que dans une autre. C'est de ce côté-là que les choses ont été bien améliorées, et c'est là qu'on risque de faire la différence au bout du compte, ce que tout le monde a maintenant compris dans l'équipe, je crois. Quand, dans une séance d'essais, je fais dixième, comme ça peut arriver, l'essentiel est de comprendre pourquoi on est dixième. Il ne s'agit pas de tout changer parce que tu es dixième. C'est une question d'organisation du travail.

Quand Lauda est arrivé chez Ferrari, la Scuderia n'avait plus été championne du monde depuis 1964. Idem quand vous arrivez: Ferrari n'a pas été championne du monde depuis onze ans. Mais Lauda avait Montezemolo, homme important. Ne vous sentez-vous pas seul chez Ferrari? Fiorio voulait un Italien, Caffi ou Larini, et il semblerait que ce soit la famille Agnelli qui vous ait imposé.
Ce n'est pas bien d'avoir un soutien dans une équipe comme ça. Si j'ai le soutien d'Agnelli comme on le dit, ou plutôt comme veut bien le dire une presse malfaisante, ça serait peut-être bien pour moi, mais pas pour le rendement de l'équipe. Ça ne serait bon qu'à risquer de la déstructurer alors qu'il s'agit justement de consolider ses structures. Et puis je ne veux pas du soutien d'Agnelli, je m'en fous. Pour ce qui est de Fiorio, il avait pensé à de jeunes Italiens parce qu'il n'imaginait pas que je serais libre. C'est avec lui que j'ai eu les premiers contacts, alors... Non, ce que je veux, c'est que tout le monde travaille ensemble et que chacun soit conscient des qualités des uns et des autres et que se crée une osmose parfaite, celle que je n'ai jamais pu obtenir chez Renault, à mon grand regret. Si j'y arrive ici, et quand j'arrêterai de courir (ce sera forcément chez Ferrari), ce sera là mon plus beau succès. Et si par-dessus j'obtiens un ou deux titres, ça sera une apothéose. Mes trois autres titres seront des coups de tête à côté de ça. Quand j'ai signé chez Ferrari, beaucoup rigolaient, notamment du côté de chez McLaren. Pourtant, nous ne sommes pas si mal placés pour ramener le titre de champion du monde, même si je pense encore que ça sera très très dur.

On a pourtant l'impression que vous travaillez seul avec votre ingénieur Luigi Mazzola, pas du tout avec Nichols, Fiorio ou Mansell. Qu'en est-il?
C'est que, pour moi, chacun doit être à sa place. Il ne faut pas que ça soit brouillon comme ça l'était un peu auparavant avec des briefings à douze personnes où l'un parlait châssis, l'autre moteur, l'autre aérodynamique, un dernier réclamait du café, etc. Si tu as un ingénieur avec qui tu travailles bien, en l'occurrence Mazzola, bien que je collabore aussi avec Steve, c'est avec lui (Mazzola) que je travaille essentiellement parce que je suis persuadé que les petits détails maintenant, en course automobile, font les grandes différences. C'est plus important que d'essayer une suspension qui te donne une demi-seconde. Ça, les petits détails, tu ne peux les soigner que dans le calme, que dans de longues discussions comme j'en ai avec Luigi. Et s'il est méticuleux, ce qui est le cas, j'obtiendrai ce que je veux. Si je commence à parler de mes problèmes de sous-virage ou de sur-virage à Fiorio, je gâche tout! Quant aux relations avec mon coéquipier, en l'occurrence Mansell, il n'est pas là pour dire: "Ah! les réglages de la voiture machin, ceci cela..." On peut en discuter, mais pour dire: "Tiens, j'ai essayé ça, et ça m'a donné tel comportement." Mais ce n'est pas le plus important, d'autant qu'on ne part pas dans les mêmes voies.

Mais vous leur imposez des séances de travail comme ils n'en avaient jamais vues. Vous êtes maintenant le dernier à quitter le circuit, les briefings durent cinq heures et, chose exceptionnelle, dans les dizaines de pages de votre contrat, vous avez exigé d'assister aux réunions techniques qui ont lieu à l'usine le mercredi. Aucun pilote ne l'avait fait avant vous. Ils ont dû être surpris, non?
Je ne cherche pas particulièrement à me mettre en avant. Honnêtement, je suis venu pour aider Ferrari à redevenir le numéro l. Vraiment, ça serait ça mon plus grand plaisir, de pouvoir faire et dire: Ferrari est revenu au sommet grâce à moi, avec moi, en tout cas. Des victoires, j'en ai obtenu grâce à la chance, grâce à mon talent, grâce à ma voiture, mais celles que je signe pour Ferrari en ce moment auront un goût particulier. Le goût du travail achevé et bien fait, presque parfait. Si, en plus, un titre vient couronner tout cela...

Ces deux dernières années, la valse des ingénieurs a été importante: Forghieri, en son temps, ensuite Postlethwaithe, Migeod, Barnard, puis Scalabroni et Durand, ces deux derniers en cours de saison, ça ne fait pas très sérieux. Comment l'expliquez-vous et vous inquiète-t-elle?
Non, ça ne fait pas sérieux. Je ne peux pas trop juger parce que je n'étais pas là. En ce qui concerne Scalabroni et Durand, c'est un autre problème. Dans une équipe comme celle-là, les rapports humains sont beaucoup plus difficiles à gérer que dans n'importe quelle autre.

Et le départ de Barnard? Un grand regret, non? Scalabroni disait que la 641 est encore à 80 % une Barnard. Pas d'inquiétude pour l'avenir?
Bien sûr, j'aurais aimé reprendre une collaboration avec Barnard que j'aime beaucoup et qui est un copain. Mais je t'assure que Ferrari a le potentiel pour concevoir la meilleure Formule 1 du monde. Avec le meilleur moteur aussi. Tout n'est que question de travail et d'organisation, ce que j'essaie d'incuquer chez Ferrari aujourd'hui. Je me répète parfois, mais il n'y a pas de miracle en F l. Ça se saurait.

Vous ne seriez pas en train de préparer une retraite de manager, au moins? Chez Ferrari par exemple...
Oh, non! Pilote c'est déjà un boulot de fou. Mais j'échappe à mille petites choses d'importance. Responsable général d'une écurie de F 1, non merci.

Est-ce que vous vous étiez déjà dit: "Bouhh... Alain! Quelle connerie tu viens de faire" Le professeur est-il déjà tombé dans l'escalier?
(Il réfléchit) Je pense bien sûr au titre de champion du monde avec Renault, bien que ça ne soit pas un échec personnel. Avec un peu plus d'expérience, j'aurais su mieux manœuvrer, être plus convaincant, plus diplomate... Et encore, ce n'est pas du tout sûr. La preuve, ils n'ont pas fait mieux après, alors qu'ils étaient libérés des problèmes de châssis. J'ai bien quelques échecs en tant que pilote, derrière le volant, mais ça, je crois qu'une carrière de dix ans en F 1 sans une seule connerie, ça n'existe pas et ça n'existera jamais. Sinon, grosse connerie... non!

Si! Chez Anne Sinclair, lors de 7/7, vous avez prédit qu'il n'y aurait aucune réunification des deux Allemagnes dans les dix années à venir!
Ah, oui! (il se marre). Mais je crois que je n'aurais pas été le seul à parier ça. C'est vrai que je me suis mis le doigt dans l'œil comme il faut. Pour le titre 90, ce n'est pas très grave.

Que vous inspire l'annonce du départ brutal de Mansell, un excellent coéquipier, apparemment?
C'était pour moi un très très bon coéquipier. Un coéquipier idéal... (Silence).

Quel est votre coéquipier idéal? Celui qui prend toujours les points de la deuxième place derrière vous?
Non, non, pas du tout ! Dans l'absolu, c'est un coéquipier qui est rapide, même plus rapide que moi, surtout sur un tour, ce qui n'est pas vraiment un problème. (Il se marre à nouveau) Non, sérieusement, c'est un gars qui travaille et qui ne cherche pas systématiquement à taper son coéquipier, ce qui est le problème de beaucoup d'équipes...

C'est le cas de Nigel?
Non, non, pas vraiment. Tout le monde pense ça, tous les pilotes, mais je veux dire: il ne faut pas que ça soit le but principal. L'essentiel est de travailler pour l'équipe, pour améliorer la voiture, de faire des essais et d'avoir beaucoup d'abnégation, et ça, ce n'est pas facile.

Vous ne l'avez pas écœuré en travaillant comme un stakhanoviste?
De toute façon, il n'y a que comme ça que ça peut marcher dans une équipe.

Vous avez donc contribué à son envie de se retirer?
Peut-être un peu, dans la mesure où quand quelqu'un comme lui se retrouve, après dix ans de F 1, dans l'obligation de travailler encore plus, de se remotiver encore plus parce que, justement au lieu d'aller jouer au golf l'après-midi, il faut travailler et rester jusqu'à sept ou huit heures même si ça ne paraît pas très important, ça doit être assez dur.

Vous avez dévoré tous vos coéquipiers : Watson, Arnoux, Cheever, Lauda, Rosberg, Johansson, Mansell. Tous, sauf un: Senna, le seul qui vous ait résisté.
Je ne veux pas parler du passé récent. On en a trop dit et trop n'importe quoi, alors stop! Pour le reste, eh bien il faut reconnaître que j'ai toujours beaucoup plus travaillé que mes coéquipiers et qu'ils ont toujours profité de mon travail, y compris Nigel chez Ferrari. On peut tout dire, je peux tout accepter, mais s'il y a une chose où il ne faut pas me titiller, c'est là-dessus. Depuis onze ans que je fais de la F l, il n'y a pas un jour où j'ai refusé de travailler, de me rendre à une séance d'essais, pas un jour où je sois parti du circuit sans avoir fait mon boulot. Jamais, jamais. Même du temps de Lauda, je bossais autant que lui. Du temps de Senna, c'était encore pire. Tout le monde disait qu'il restait jusqu'à sept heures du soir. Oui, il partait, et il revenait à sept heures du soir pour pouvoir parler avec les Japonais. Mais combien de fois il est resté à la plage au Brésil, alors que moi je faisais des essais en Angleterre et qu'il ne voulait pas revenir! Il faut quand même dire les choses comme elles sont. Là-dessus, il ne faut pas me toucher. Et cette année, je travaille deux fois plus que d'habitude, c'est simple. C'est sûr que Mansell n'avait pas l'habitude de ce rythme, ni de se rendre aux réunions techniques du mercredi à Fiorano, mais il ne l'avait même pas demandé. En fait, le staff de Ferrari a été ravi que j'exige d'y participer. Pour finir avec Nigel, honnêtement, je crois que sa décision était prise depuis longtemps, qu'elle trottait dans sa tête depuis le début de la saison. Mais la grande déception du GP d'Angleterre a été la goutte qui a fait déborder le vase.

La presse italienne a parlé d'Alesi avec vous chez Ferrari. Qu'en pensez-vous? Et pourquoi être allé l'engueuler à Monaco? Pour crime de lèse-majesté?
Non, pas du tout. Je ne l'ai pas engueulé... Euh... Je vais te dire la vérité. On s'était entendu pour ne pas s'attaquer dans le premier tour. C'était aussi important pour lui que pour moi qu'il n'y ait pas d'accrochage dès le premier tour. J'ai laissé la porte un peu ouverte, il m'a attaqué, accrochage, etc. Ça fait trois fois que je passe ce genre d'accord, notamment avec Senna, et deux fois que je me fais avoir. C'est pour ça que je lui en ai un petit peu voulu, et encore un peu plus quand, après la course, il avait tendance à dire qu'il avait essayé de me doubler à la régulière. Maintenant, ce genre de "gentleman agreement", c'est terminé. Mis à part ça, je l'aime beaucoup, je l'apprécie, mais pour moi une parole donnée est une parole donnée. Donc, ça m'a fait d'autant plus mal que ça venait de lui. Je lui ai dit un peu plus tard qu'il ne devait pas gaspiller les occasions d'avoir des amis parmi les pilotes de F 1. C'est rare et difficile. Bon, maintenant, tout cela est fini. S'il vient dans le team je suis ravi.

Avis favorable à sa venue?
Oui, bien sûr. Ça ne change pas grand-chose. Il est jeune et il croit que je peux avoir un grain contre lui, mais non. S'il vient, il n'a rien à perdre. Moi j'arrêterai après. Ça sera plutôt une sorte de passage de relais et à lui de jouer réglo pour devenir le numéro 1 l'année après. Je serai ravi de l'aider et il aura quand même pas mal de choses précieuses à apprendre de moi. C'est certain que j'ai été un cannibale pour pas mal de mes coéquipiers, mais maintenant l'époque est autre. Jean Alesi arriverait dans un contexte bien plus tranquillisant.

Vous venez de resigner chez Ferrari. C'est votre dernier contrat?
Vraiment, je ne peux pas le dire. En 1987, lorsque j'ai reconduit pour deux saisons mon contrat chez McLaren, je pensais m'arrêter à la fin de 1989. Et je suis toujours là. Je n'ai plus rien à prouver, mais je me suis trouvé un nouveau défi. Et tant que j'aurai des challenges, ou quelque chose qui me tente très fort, je resterai en F 1. La seule certitude, c'est que je ne veux plus faire de projets au-delà d'un an et demi. L'année dernière à la même époque, j'étais à deux doigts de monter ma propre écurie avec John Barnard...

Une écurie à vous, c'est un projet qui vous titille encore?
Il est certain que cela me motiverait vraiment beaucoup. Ce serait une belle suite à ma carrière. Le seul ennui, c'est que, dans le milieu de la F l, il y a pas mal de trucs que je n'aime pas, et je me demande comment je les supporterais si je n'avais plus, en contrepartie, le plaisir de piloter. Je ne sais pas... Je me pose des questions. Certains pilotes, certains journaux, les sponsors, la fédération,.tout cela représente globalement un environnement assez pesant. Mais tout n'est pas noir, attention! Parallèlement, la F l évolue bien, côté spectacle et côté commercial. Il est donc tentant d'y rester et d'y travailler.

Ainsi, il n'est pas totalement déraisonnable de vous imaginer encore en 1992 chez Ferrari. Ce serait gênant pour Senna s'il avait envie d'entrer à la Scuderia?
Honnêtement, ça me gênerait un petit peu d'avoir travaillé deux ans comme je le fais depuis que je suis chez Ferrari pour voir Senna en profiter!

Vous saviez que vous alliez repartir pour une saison avec Ferrari. Pourquoi ne pas avoir resigné plus tôt?
Parce que je n'avais pas de raison de le faire. C'est toujours mieux d'attendre le dernier moment. Il faut prendre le temps de voir comment les choses évoluent, à la fois dans les autres écuries et dans la sienne propre. Pour moi, le choix était le suivant: rester chez Ferrari ou me retirer. Donc il était important de savoir comment Ferrari évoluait. Les choses se stabilisent comme je l'espérais, les bases sont solides; nous allons pouvoir travailler vraiment bien jusqu'à la fin de la saison pour être champions du monde. Nous avons encore toutes les chances de le devenir, même si Senna, mathématiquement, a l'avantage. La fin de la saison sera dure. Je m'y attendais ; mais rien n'est perdu. Et je pense que la position de challenger est relativement plus confortable, d'autant que la Ferrari est en progrès constants. A présent, nous sommes bien mieux en qualifications, et nous avons encore une marge de progression.

McLaren aussi, apparemment. Pourtant, vous n'avez pas accepté les offres de Ron Dennis...
Parce que je n'avais aucune raison d'arrêter le challenge avec Ferrari. McLaren est, bien sûr, une écurie hyper-compétitive, avec un super-moteur. Mais côté qualité de vie, je suis bien mieux chez Ferrari. D'autre part, en ce moment, nous préparons la voiture de la saison prochaine, les réunions de travail sont très fréquentes. La Ferrari actuelle a une base fantastique, mais il faut corriger quelques petits défauts. Elle est assez volumineuse et compacte: il la faudrait plus fine. A moi d'aider les ingénieurs. Ça m'intéresse. Je n'allais pas interrompre la tâche en si bon chemin. Cette année, ou l'an prochain, ou même les deux, j'espère remporter le titre mondial avec Ferrari.

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Propos recueillis par
Pierre Gaston

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