SPORT PLUS, 14.10.1992

PROST: "Ce que je crois…"



Alain Prost en avait un peu marre. Marre de parler de Mansell et de Senna. Marre de répondre à une petite phrase de Senna par une petite phrase sur Senna. Marre de répondre à une petite phrase de Mansell par une petite phrase sur Mansell. Alors, on a parlé d'autre chose. De lui, de Formule 1.

Ça fait quel effet d'être redevenu Alain Prost, pilote de F1?
Franchement, pas grand-chose. Il s'est passé six mois entre mes derniers essais chez Ligier et le moment où je suis monté pour la première fois dans la Williams-Renault. Six mois, c'est court. Je n'ai pas vraiment arrêté la F1. Je savais que je reviendrais. Ou du moins, que je ferais tout pour revenir. Dans ma tête, je n'ai jamais cessé d'être pilote de F1.

Pendant ces six mois, qu'est ce qui t'a manqué le plus, le plaisir physique de la conduite, l'adrénaline de la compétition, le travail de développement technique?
Rien. Sauf peut-être la possibilité d'être réellement au courant des évolutions techniques de la F1, notamment les suspensions actives. C'était une sorte de curiosité inassouvie.

Tu n'as jamais ressenti de picotements dans les doigts en remontant une grille de départ, jamais eu envie d'échanger ton casque de commentateur contre un casque de pilote?
Pas une seule fois. A partir du moment ou je prends une décision, je m'y tiens. Dans mon cerveau, la case pilote de F1 était tout simplement débranchée. Bien sûr, si quelqu'un m'avait proposé de conduire une bonne F1 en essais privés, sans rien me demander en échange, juste pour me faire plaisir, j'aurais accepté. Mais en Fl, les propositions gratuites, ça n'arrive jamais (sourire).

A l'inverse, t'es-tu surpris à penser que la vie était agréable loin de la F1, que tu pourrais ne jamais revenir?
Ma position n'a jamais changé. Le jour où j'ai arrêté la F1, je savais que je ne reviendrais que si une écurie me donnait la possibilité de me battre pour le titre mondial. Si je n'avais pas trouvé cette écurie, Williams en l'occurrence, je ne serais pas revenu. J'ai quitté la F1 sur une galère, Ferrari. Je ne voulais pas en revivre une autre.

Pilote de F1, ce n'est tout de même pas le pire des métiers. Comment peut-on arrêter?
Par lassitude, pare usure physique ou mentale. Il y a très peu de bonnes F1. Quand j'ai débuté, six ou sept écuries pouvaient gagner des courses chaque année. Maintenant, tu sais dès le départ d'une saison qu'il n'y en a plus que deux ou trois. C'est dur pour les pilotes qui n'appartiennent pas à ces écuries. Dur aussi pour ceux qui appartiennent à ces écuries, car la F1 pompe leur énergie. Nelson Piquet a eu la chance d'alterner années pleines et années creuses. Soit il disposait d'une voiture lui permettant d'être champion du monde, soit il ne l'avait pas et se ressourçait. Il a été trois fois champion du monde. Moi aussi, mais en me battant comme un chien pendant dix ans. Senna est dans le même cas que moi. Ça use.

D'accord, mais quand on a connu les sommets de la F1, peut-on retrouver ensuite dans la vie une passion aussi forte?
Je me pose souvent cette question. Autour de la F1, il y a trop d'anciens pilotes aigris. Ils n'ont pas su faire une croix sur la F1. Ils sont, consciemment ou non, jaloux de leurs successeurs. J'espère ne jamais leur-ressembler. Une vraie passion ne se vit que de l'intérieur. Le jour où je ne serai plus pilote, je n'aurai plus pour la F1 le même regard. Le potentiel de passion que j'ai placé pendant vingt ans dans le sport automobile, je crois être capable de le transposer dans un autre domaine.

Tu as été le premier pilote français champion du monde de F1. Renault a été le premier constructeur français champion du monde de F1. Mais vous ne l'avez pas été ensemble. Le coup était pourtant passé près, en 1983. Le souvenir de cette aventure inachevée a-t-il contribué à ton retour?
Ce titre manqué avec Renault, c'est le regret de ma vie. Je me suis toujours dit qu'il me manquerait quelque chose si je n'étais pas un jour champion du monde avec Renault. Pourtant, moralement, on avait gagné ce titre en 1983. Tout le monde savait que l'essence utilisée par la Brabham de Piquet était illégale. Il suffisait de porter réclamation. J'y étais favorable, pas Renault. Nous nous sommes séparés sur cette fausse note, Ma seule consolation, c'est de me dire aujourd'hui que nous avons, Renault et moi, chacun tiré les leçons de cet échec. J'ai gagné des titres sans Renault. Et Renault a gagné un titre sans moi. L'histoire serait encore plus belle si nous parvenions maintenant à gagner ensemble.

Une écurie Prost en F1, tu y penses toujours?
Ce n'est pas dans mes préoccupations actuelles. Et si je franchis un jour la marche, il faudra que je réponde à cette question: suis-je capable de m'investir tous les jours de la semaine de 6h du matin à 10h du soir, comme Ron Dennis? Un pilote de F1 est infiniment plus libre de son temps qu'un propriétaire d'écurie.

A la lumière de ce qui s'est passé en F1 ces dernières années, une écurie qui vise le titre doit-elle établir une hiérarchie entre ses pilotes?
II est de plus en plus difficile de faire cohabiter deux premiers pilotes dans une écurie. Il y a vingt ans, la hiérarchie était clairement définie, pour des raisons budgétaires. Les écuries avaient peu d'argent, peu de mécaniciens. Elles ne pouvaient pas traiter deux pilotes à égalité. Quand l'argent est arrivé, dans les années 80, les écuries ont été tentées de réunir les meilleurs pilotes du moment. Ce qui a posé, même à une époque de relative stabilité technique, des problèmes de cohabitation: Jones-Reutemann, Piquet-Mansell, Senna et moi. La F1 est entrée aujourd'hui dans une phase d'évolution technique intense. Ce qui, à mon sens, oblige les écuries à privilégier un pilote, sous peine de ralentir leur progression.

L'idéal, c'est donc les meilleurs pilotes du moment répartis dans des écuries différentes?
Oui. Et encore! Quand on voit ce qui se passe, je me demande si la solution idéale, ce n'est pas les meilleurs pilotes du moments dans des disciplines différentes, et même sur des continents différents... (rires)

Pourquoi y a-t-il tant d'inimitié entre les meilleurs pilotes de F1? Entre Senna, Mansell et toi? La F1, ce n'est quand même pas la boxe...
Je ne sais pas si c'est une simple question de personnes, ou si ça a toujours existé au sommet, mais de manière moins visible. Pourtant, quand je parle avec des footballeurs, des tennismen, des golfeurs, je m'aperçois que chaque sport traîne son lot d'inimitiés. Les champions sont tous caractériels. Mais eux, on en parle moins. Ils ne se rencontrent pas tous les quinze jours, comme des pilotes de F1. La pression, médiatique, économique, est sans doute moins forte.

Le club des anciens pilotes de F1 vient de passer trois jours à Venise. Tu imagines visiter la place Saint-Marc dans vingt ans en compagnie de Senna et Mansell?
Non. L'époque a changé. Les mentalités aussi. Quand j'ai débuté en F1, les pilotes se voyaient en dehors des circuits. C'est fini. J'ai connu des seigneurs, Scheckter. Villeneuve, Pironi, Lauda. Des hommes qui ne se faisaient pas de cadeaux sur la piste, mais qui étaient capables de se mobiliser, pour améliorer la sécurité sur les circuits, par exemple. Avec eux, je suis persuadé que tous les problèmes de rivalités personnelles que la F1 vient de vivre ne se seraient pas posés. Nous sommes entrés, et pas qu'en sport automobile d'ailleurs, dans la génération des baby-champions. Ils ont commencé par le kart à 10 ans. Ils débarquent sur les circuits de F1 avec leur manager et leur attaché-case. Alors, je crois que nous n'irons pas à Venise.

Tu ne décides pas en la matière, mais d'un point de vue strictement sportif, aimerais-tu que Senna dispose d'une McLaren à moteur Renault la saison prochaine?
Le mieux serait qu'il dispose d'un moteur aussi compétitif que le Renault. Ce serait plus simple pour tout le monde. Mais dans l'intérêt sportif du championnat, je préfèrerais effectivement un Senna avec un moteur Renault plutôt qu'un Senna sans moteur compétitif.

Dernière précision, est-il exact que tu avais proposé à Mansell de lui reverser une partie de ton salaire?
Le problème ne s'est pas posé exactement en ces termes. Frank Williams m'a demandé si j'étais d'accord pour consentir à une réduction de salaire, afin qu'il puisse reverser l'argent économisé à Mansell pour que nous soyons l'un et l'autre à égalité de traitement. J'ai accepté. Le reste ne me concerne pas.

Propos recueillis
par Xavier CHIMITS



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