AUTO HEBDO, 19.03.1997

Alain Prost: "Je suis comblé!"


Voilà, c'est fait. Le premier GP de l'équipe Prost a vécu. Ça fait quoi de vivre cette expérience en patron, de voir son nom ailleurs qu'en petit sur les flancs d'un cockpit?
C'est beaucoup d'émotions. Pour l'avoir attendu depuis longtemps, je m'étais préparé à ce rendez-vous, mais il n'est pas facile de passer de l'autre côté de la barrière. La première chose que j'ai ressentie en arrivant à "mon" stand est d'être pilote. Difficile à oublier. Puis je me suis rendu compte que ce stand et les voitures portaient mon nom... J'étais donc là pour autre chose que le jeu sportif. Mais pas là non plus pour le seul plaisir de voir mon nom sur mes voitures, même si ça fait quelque chose. Prost GP n'est pas mon choix, j'aurais pu accepter n'importe quel autre nom que celui-là. Ce fut une décision fondamentale voulue pour que le projet se réalise.

Ce GP d'Australie a-t-il répondu à votre attente?
Cette équipe a souffert, pendant des années. Il lui fallait un électrochoc pour la sortir de cette situation dans laquelle elle vivait avec une sorte de complexe permanent. Non, le manque de réussite n'est pas une fatalité. Ce résultat de Melbourne, ces deux points, ne pouvaient pas mieux tomber pour souder tous les éléments et redonner un moral fort. Maintenant on va progresser au quotidien, ces deux points sont un boost formidable en interne. En externe aussi, que ce soit avec d'éventuels partenaires ou dans nos relations avec nos partenaires actuels, dont Mugen/Honda, avec lequel l'annonce de notre future association avec Peugeot n'a pas été facile à gérer, les choses seront facilitées. Bridgestone a également été comblé: marquer deux points pour un premier GP, sur un tracé aussi compliqué, n'est pas commun.

Satisfait des performances d'Olivier Panis?
Il a toujours été dans le coup, dans les 6/7 premiers. Le problème est qu'en F1 si vous n'êtes pas parmi les tout premiers dès le départ, il n'y a aucune chance de gagner. D'une part parce que les performances sont assez serrées, d'une autre parce que les dépassements n'ont jamais été aussi difficiles.

Aurait-il été possible de mieux faire en qualifications?
Sans doute dans la mesure où les deux jours d'essais n'ont pas été de tout repos. Un moteur cassé pour Nakano le vendredi, des problèmes de capteur d'accélérateur pour Olivier le samedi, qui l'ont d'ailleurs handicapé à chaque fois dans un tour rapide... Plus quelques ennuis de freins, auxquels il va falloir s'attacher. Peut-être aurait-il pu, si ces pépins ne nous avaient pas perturbés dans notre programme de travail, gagner une ou deux places de grille? Globalement, il n'était pas très content de sa voiture à Melbourne et n'a pas retrouvé celle qu'il avait lors des essais privés de Magny-Cours. Rien de dramatique quand même. C'est presque mieux de se retrouver face à ce genre de difficultés lors d'un premier Grand Prix plutôt qu'à mi-saison. Ça force à rester attentif à tout. De toute façon, nous savons très bien ne pas être au niveau des Williams. Il faut bien me laisser une part de mérite avant de voir l'une de mes voitures gagner!

Les pneumatiques?
J'avais quelques craintes avant cette course, à cause de la chaleur et de la poussière, mais il n'y eut aucune surprise. Ni dans un sens ni dans l'autre. Certes, il nous est impossible d'établir un comparatif par rapport aux Goodyear, je ne pense pas néanmoins que disposer de l'un ou de l'autre soit un élément déterminant.

La stratégie de deux arrêts était-elle la bonne?
Il n'y avait pas une tactique plus évidente qu'une autre. Nous avions choisi 2 arrêts et Benetton 1. - Olivier, plus rapide, s'est donc retrouvé coincé derrière elles. Impossible de dépasser. En course, nos chronos sont super bien, par contre nous devons améliorer nos performances en qualifications. Pour Nakano, nous avions choisi un seul arrêt. Moins rapide il sollicitait moins ses pneus. Et c'était une façon pour Bridgestone d'établir un précieux comparatif.

Quel jugement porter sur le premier Grand Prix de Nakano?
On ne pouvait évidemment pas lui demander ce qu'il n'était pas en mesure d'offrir. L'exercice des qualifications, les finesses de la mise au point, les ravitaillements... il ne connaît encore pas tous les rouages de la F1. Terminer septième dans ces conditions est un excellent résultat. Techniquement et physiquement, ce fut une très bonne expérience pour lui. Et c'est tout ce que je lui demandais. Il ne fallait surtout pas lui rajouter de la pression en jouant les apprentis-sorciers avec lui. Chaque chose en son temps.

Avez-vous piloté par procuration, en liaison permanente avec vos pilotes par casque-radio interposé?
Non, j'ai laissé cette responsabilité à Cesare Fiorio, qui en a plus l'habitude que moi. Par contre, j'avais un dialogue permanent avec lui. On ne doit pas changer les choses qui fonctionnent bien!

Heureux de ce premier face à face avec la F1 en tant que patron?
Oui, très. Surtout soulagé! Je suis arrivé à Melbourne avec une certaine anxiété, une angoisse de mal faire. Ce résultat va nous permettre de travailler avec davantage de facilité, sur des bases encore plus solides. Nous avons vécu le scénario parfait.

Ce premier Grand Prix a-t-il été l'occasion de faire un tour précis des points forts et faibles de l'équipe Prost?
Oui, sans aucun doute. Parmi les points forts, j'ai constaté une motivation décuplée par mon arrivée et le challenge que je propose à cette équipe. Une bonne entente, une envie d'aller de l'avant et un besoin d'apprendre, de bien faire, de démontrer. Elle dispose d'une bonne mentalité. Quant aux points faibles... à moi de les régler!

Quels sont-ils?
À quoi bon entrer dans le détail? Disons que cette équipe est très bien pour le rôle qu'elle jouait jusqu'à présent. Pour passer à la vitesse supérieure et entrer dans le cercle des deux ou trois meilleures écuries dès 98, elle devra consentir d'énormes efforts. Entre la 2e et la 1re division, c'est un nouveau monde qu'il faut affronter. Autant de différences qu'entre un pilote "normal" et un autre qui dispute le titre mondial chaque saison. Sans doute faudra-t-il améliorer encore la coordination sur la piste afin de tirer le meilleur parti possible de la voiture en qualification. Cela doit passer par de nombreux essais privés effectuées ailleurs qu'à Magny-Cours et qui, pas ailleurs, nous permettront d'obtenir des informations techniques qui nous font défaut. Plus fondamentalement, je dirais que le gros défaut de Prost GP est de devoir lutter contre des équipes ayant un personnel et un budget trois fois plus importants!

Avez-vous beaucoup appris de votre nouveau métier en ces quatre jours?
Certainement. Côte piste, mon occupation n'a guère évolué par rapport à celle que j'avais chez McLaren. Par contre, côté stand et administratif, tout est complètement différent. J'ai dix fois plus de responsabilités et cinq fois plus de travail!

Ce challenge de reconversion vous paraît-il plus ou moins ardu que celui que vous vous étiez fixé en décidant de devenir pilote?
Aucune comparaison. La route que je viens de prendre est plus dure, beaucoup plus dure que la précédente. À mes débuts, mon plan était simple: réussir en karting pour accéder à la monoplace. Une fois là, mon objectif fut de passer à la discipline supérieure. Sans même réellement penser à la F1 tant elle me paraissait lointaine. Aujourd'hui, mon but est de conduire une écurie, de faire vivre une entreprise, de réussir. Je n'ai plus aucune marge de manœuvre. Pas même droit à l'erreur car elle se paie cher pas forcément aujourd'hui d'ailleurs.

Entre pilote et patron existe-t-il un énorme fossé?
C'est totalement différent dans la mesure où le pilote ne raisonne que sur le court terme. Il dispose d'une liberté totale. Si son écurie ne lui convient pas, il la quitte pour une autre plus performante. Par le jeu des transferts, avec l'aide de commanditaires et en fonction de ses résultats, un pilote peut espérer passer d'une écurie de fond de grille à Williams ou McLaren, pas le patron. Un pilote peut rater une course, un ravitaillement, un réglage, pas le patron. Il est pris dans un engrenage total. Une fois installé aux commandes, il est contraint de gérer le court, le moyen et le long terme. Plus l'immédiat! Le tout concernant des domaines aussi différents que le financement, les ressources humaines, techniques... Choix des ingénieurs, des pilotes, partenariats... Moi, il m'est tout tombé sur la tête en même temps, trois semaines avant de partir pour l'Australie! Du coup, le plus dur à gérer est le timing! Par chance j'ai trouvé une équipe technique solide et un ensemble châssis-moteur-pneus sur lesquels je peux m'appuyer avec sérénité.

Quand pourra-t-on observer les premiers bourgeons nés de la greffe Prost?
Soyons réalistes. On ne peut pas changer une situation du tout au tout en un mois. Impossible. Peut-être les gens se sont-ils demandé pourquoi Olivier n'a pas signé la pole position et la victoire de ce GP d'Australie! Ils doivent comprendre que l'arrivée d'un nouveau patron et d'un nouveau système se mesure à moyen terme. Ces deux points de Melbourne ne me doivent pas grand chose. La prochaine voiture, par contre...

Quel genre de patron serez-vous?
Chiant. Très chiant, je crois! C'est déjà ma façon de voir les choses de la vie courante, elle ne va donc pas changer... Au contraire, elle risque d'empirer! Je suis très pressé d'apporter ma touche à cette équipe. Notamment la discipline. C'est la chose la plus importante au départ car elle génère de nombreux avantages sur le plan de l'organisation, et des mentalités.

Quelle réaction avez-vous suscitée dans votre nouvel entourage en évoquant ce besoin de discipline? Un emballement ou un blocage?
Mon premier travail a été de sécuriser des gens qui, je crois, sont finalement satisfaits de mon arrivée. Ils savent pourquoi je suis là. Améliorer les choses au quotidien, amener des budgets... gagner. En contrepartie, ils savent ce que j'attends d'eux. Il est donc probable que tout ne passe pas sans quelques bruits! Quelques décisions à prendre, qui concernent no- tamment la stratégie à long terme, pourront être mal comprises et déstabiliser certains. Il faut donc essayer de communiquer, de sécuriser, d'expliquer, de faire comprendre que nous partageons tous un but commun. Le premier message que j'ai fait passer fut de dire que chacun d'entre nous était important, voir indispensable, et devait épouser cette nouvelle aventure comme si elle était sienne. Quel que soit le rôle que l'on a au sein d'une équipe, il faut vivre et respirer pour elle. Pour qu'elle devienne une chaîne parfaitement huilée, insensible au moindre grain de sable.

Humainement, êtes-vous prêt à cette tolérance que votre rôle exige, à composer avec d'éventuels états d'âme?
Oui. D'une certaine manière, je l'ai souvent fait quand j'étais pilote. La F1 est un milieu difficile, qui exige de gros sacrifices, un éloignement quasi-permanent... Il faut donc admettre certains problèmes humains. Gérer une cinquantaine de personnes en déplacement n'est pas facile. D'autant que les gens de la F1 ne sont généralement pas sans caractère! Alors il faut effectivement composer, parfois servir de médiateur.

Sur la piste et en dehors la référence que vous vous êtes attaché à respecter s'appelle-t-elle McLaren?
Oui, à tous points de vue. Que ce soit avec Ron Dennis ou les gens de Mercedes, la confiance et l'entente sont d'ailleurs restées parfaites. Je les ai tenus au courant de mes négociations avec Briatore. Ils sont venus me voir avant le départ du GP d'Australie pour discuter un peu. Au moment des inévitables pronostics, je leur ai souhaité la victoire et à nous quelques points. Avec la promesse de fêter ces deux événements ensemble, et que ce soit eux qui paient!

Reste-t-il encore quelque chose de votre passage chez McLaren?
Oui, forcément. Je me suis bien impliqué dans ce travail et je pense avoir apporté ma pierre à l'édifice. Tant au niveau de la conception de la MP4-12 que du renouveau de l'équipe. Elle mérite cette victoire. McLaren est une équipe forte mais aussi la mieux organisée.

Qu'est-ce qui vous plaît tant en elle? Elle ne doit pas être exempte de défauts pour avoir connu une aussi longue période sans réussite!
Justement, c'est ce qui me plaît! Ne pas gagner durant autant de temps et rester parmi les meilleures équipes, intacte au niveau de la motivation et du travail accompli est une force dont j'aimerais que mon écurie soit dotée. Le propre d'un top-team est de pouvoir se maintenir en haut malgré un sale temps. Pour cela, il faut posséder une grande confiance en soi, une excellente communication interne et une organisation sans faille. Pour être sûr de répondre présent le jour où les conditions de la victoires sont de nouveau réunies. En fait. mon idéal serait de réunir les avantages de McLaren, le savoir-faire et la mobilisation technique de Williams et la flamme qui anime les hommes de Ferrari! Celui qui réussira ce savant mélange disposera d'une arme redoutable!

Goodyear et Bridgestone offrent désormais deux types de pneus. Avec un choix définitif à faire avant les qualifications et dans le cadre d'une limitation très stricte du nombre de tours à couvrir en essais. Un sacré casse-tête!
Pouvoir disposer d'une gomme dure et d'une gomme tendre est une bonne solution. Elle donne plus de flexibilité et d'intérêt technique, et donc de rebondissements en course. Par contre, je regrette que ce choix ne soit pas davantage ouvert, c'est-à-dire offert tout au long du week-end. Que l'on puisse jouer sur ces deux qualités de pneus pour les qualifs autant que pour la course, et même d'un ravitaillement à l'autre, en fonction des circonstances particulières. Avec la solution actuelle, on court l'énorme risque de déterminer un pneu qui ne soit plus de bon à cause d'une météo changeante, d'un revêtement qui évolue ou d'une voiture qui progresse. Mais comme il s'agit d'un risque les manufacturiers ne nous proposent pas des produits aux caractéristiques très lointaines. Un loupé n'est donc pas dramatique. Bon, au début d'un nouveau règlement tout est discutable, apparemment difficile à gérer, puis on s'habitue...

Au vu de ce GP d'Australie, quel regard jetez-vous sur la saison 97?
Je dois d'abord reconnaître avoir encore un regard de passionné sur la F1. On a beau être de l'autre côté de la barrière, il faut toujours être passionné. Pour ce qui concerne Prost GP, 97 doit être une bonne saison, avec de bons résultats et de belles surprises. Pour les autres, j'accorde encore un certain avantage aux Williams. Elles n'ont pas eu l'opportunité de montrer ce dont elles étaient capables à Melbourne. Je pense néanmoins que 97 ne sera pas un championnat aussi clair que les précédents. McLaren a prouvé être dans le coup, Ferrari le sera également, peut-être Benetton... Il est possible que 3 ou 4 victoires suffisent pour décrocher le titre mondial.

Quel a été votre premier travail à votre retour d'Australie?
Prendre mon attaché-case et poursuivre ma croisade pour préparer l'avenir. Prost GP bénéficie d'un élan de sympathie formidable, auprès du public et des grandes entreprises, il faut tout faire pour en obtenir quelque chose de bien, d'utile. C'est aujourd'hui que l'on construit 98, financièrement. Techniquement d'ici quelques petites semaines.

Vous arrive-t-il parfois de vous demander de ce que vous faites là, après avoir connu gloire, réussite et argent?
Je n'ai jamais eu pour habitude de regarder le passé. Ma volonté a toujours été de faire profiter une équipe de mon expérience. Je l'ai fait dans les écuries où j'ai travaillé, je l'ai fait encore davantage chez McLaren et je le fais maintenant totalement pour ma propre écurie. S'il m'est arrivé de me poser cette question lorsque je montais mon projet en particulier lorsque la prise de risques que je devais assumer me semblait démesurée, je ne me la pose plus. Je suis propriétaire à 100 %, j'ai assumé ces risques, j'ai misé mon argent, je ne dois don rien à personne. Et je fonce. Pourquoi faudrait-il douter? Le contrat que Peugeot m'a proposé correspond à ce que je voulais et la confiance règne en ce qui concerne la réaction des commanditaires potentiels avec lesquels je négocie...

Une reconversion donc totalement réussie?
Oui, j'en suis persuadé. Après avoir tenu le haut du pavé pendant quinze ans, un sportif professionnel rencontre obligatoirement de grosses difficultés de reclassement. Du moins pour retrouver une motivation aussi intense. Aujourd'hui, j'ai compris que ce que je voulais pour être heureux était bien ma propre écurie de F1.

Au fait, à combien estimez-vous le budget idéal pour réussir votre challenge?
Je dirais que le minimum indispensable, pour qui veut se battre au plus haut niveau, est de 300 millions.

Ce déménagement de Magny-Cours que tout le monde évoque, où en est-il?
Au point mort dans la mesure où je dois savoir exactement ce qu'il peut apporter à mon équipe. Car il s'agira d'une décision d'ordre pratique. Etre à Magny-Cours n'est pas un avantage, sinon celui de travailler quinze heures par jour au milieu des vaches. Mais à long terme, je me demande si une équipe de F1 ne doit pas se situer là où sont les affaires, les sous-traitants, les partenaires... Vis-à-vis de Peugeot, les exigences d'un vrai partenariat sont certainement de vivre côte à côte... Il faut se poser la question. Et si la réponse est oui, il faudra que le personnel l'accepte car ce sera une preuve de sa volonté de gagner.

Un patron doit-il être en permanence auprès de ses hommes dès lors qu'il s'appuie sur de précieux collaborateurs?
Justement, ce dossier "déménagement" est au cœur de cette question. Bien sûr qu'un patron doit vivre au plus près de ses hommes! Régler un problème doit se faire sur place, pas au téléphone. Mais le patron doit aussi être à l'extérieur... D'où un côté pratique à respecter.



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