COURSE AUTO MAGAZINE, 23.04.1991

"Il manque un Ron Dennis chez Ferrari"


C'est l'interview tourne-en-rond, mais elle n'a rien de l'interview ronron. Sans jamais citer de noms, le pilote de Ferrari dit tout. Même en version originale, l'accusation est d'une clarté aveuglante. La vie de cet homme qui ne se borne pas à tenir un volant est un perpétuel combat.

Le choix d'attaquer la saison 1991 avec une monoplace "évolution", face aux nouvelles McLaren-Honda et Williams-Renault, a pris après Phoenix et Sao Paulo des allures d'erreur stratégique...
Sur le problème de ce choix, on a déjà lu un peu de partout! Quand quelque chose ne marche pas, quand quelque chose ne fonctionne pas, il faut toujours trouver des coupables. Ou des excuses. C'est un peu pareil, d'ailleurs. Alors, le coupable, un jour c'est l'un, un jour c'est l'autre. Aujourd'hui, on entend parler de Steve Nichols, parce que le châssis est en cause, et la presse italienne ne se prive pas de répercuter la nouvelle. Pour moi, c'est un scandale, vraiment un scandale, parce que ce n'est pas du tout sa faute. Il est trop facile d'incriminer quelqu'un en particulier. Soit on est tous coupables, soit personne ne l'est. Ce qui est sūr, c'est que le choix d'attaquer la saison avec la 642, il n'a pas été fait par Steve Nichols ou par moi, mais bien par le management...

Pourquoi ce management a-t-il choisi de privilégier à ce point la fiabilité?
Il y a le fait que notre aérodynamicien, Henri Durant, soit parti dans le courant de l'été dernier, et que Jean-Claude Migeot soit arrivé un peu tard, une fois la saison achevée. Il y a aussi le fait que Steve Nichols n'est peut-être pas très bien intégré, et qu'il existe quelques petits tiraillements. Au début, quand on a essayé en soufflerie une aérodynamique avant "à la Tyrrell" sur notre voiture, on a constaté que ce n'était pas mieux. Il y avait donc une nouvelle voiture d'entrée, soit on choisissait une "évolution", avec la perspective d'importantes modifications à partir d'Imola. Le premier problème est que nous avons effectué beaucoup d'essais durant l'hiver, et que, dès le départ, ils se sont bien passés. Le second problème est que nous avons couvert certains de ces essais en configuration aérodynamique 1990, c'est-à-dire sans l'aileron arrière avancé imposé par les nouveaux règlements. En configuration 1990, la voiture était bonne. Mise en configuration 1991, elle a perdu de la charge, mais comme nous n'étions jamais directement confrontés aux autres, on s'est dit que la chose allait se produire aussi pour eux, selon un pourcentage à peu près identique.

Une 642 dérivée de la 641-2 de 1990 accepte donc moins bien l'aileron avancé que des voitures conçues dès le départ en fonction de cette contrainte?
Le gros problème, que nous venons de réussir à cerner en essais privés à Imola et à Mugello après les deux premiers Grands Prix, est que l'appui n'est pas du tout constant. Selon qu'on est au freinage, en accélération, à haute ou à basse vitesse, il change énormément. La voiture bouge beaucoup, elle subit des transferts de charge et nous ne l'avons pas bien réalisé pendant l'hiver. La première fois que j'ai essayé la 642 au Ricard, elle marchait très bien et j'ai fait le meilleur chrono. Ensuite , à Estoril, elle ne marchait plus vraiment mais, dans l'euphorie générale, nos commentaires n'ont pas été écoutés. Il y a aussi un problème de suspension, déjà rencontré en 1990, mais qui a été accru par notre dysfonctionnement aérodynamique. On est obligés de régler la voiture d'une façon bien particulière. Selon qu'elle est à vide, à demi-charge ou à pleine charge d'essence, elle est très changeante. Tant que nous n'aurons pas réglé cette question nous ne pourrons jamais être compétitifs sur l'ensemble d'un week-end.

Revenons sur le passé. A la lumière de vos hésitations hivernales à honorer votre contrat de pilote, puis de l'acceptation de poursuivre votre carrière après avoir obtenu des "garanties techniques", on a l'impression que vous êtes quand même mouillé dans le choix d'utiliser la 642...?
C'est difficile à expliquer, et je persiste à penser que le choix qui a été fait pour les deux premiers Grands Prix, à savoir privilégier la fiabilité, était le plus juste pour ce qui nous concerne compte tenu de nos contraintes. Malheureusement, depuis janvier, les promesses d'améliorations qui nous ont été faites au niveau de cette voiture, les chiffres qui nous ont été donnés sont restés à l'état abstrait. Le problème, il est là. Etre plutôt mal à Phoenix et Sao Paulo est une chose, redresser la barre en est une autre, beaucoup plus délicate. Je ne cherche pas à me décharger de mes responsabilités, je veux bien en prendre une part si vraiment il le faut, mais d'un autre côté, j'aimerais bien n'avoir à faire que mon boulot de pilote, arriver le matin, repartir le soir après les essais, dire "y'a ça, ça et ça qui ne va pas, maintenant débrouillez-vous", et me concentrer sur la conduite de la voiture.

Il y a donc ambiguļté dans vos fonctions au sein de Ferrari. Y êtes-vous plus que simple pilote?
Il ne faut pas tout mélanger. Pour l'instant, je n'ai qu'une responsabilité officielle de pilote. Il serait donc anormal que, de mon propre chef, je prétende avoir aussi d'autres responsabilités. Si je me mets uniquement dans le peau de ce pilote, mon seul souci est que la voiture marche, et qu'elle gagne. Peu importe les moyens, peu importe ses spécifications techniques. Si on me dit que la voiture va être comme ci et comme ça, et qu'on a trouvé telle chose en soufflerie, si l'on me met des chiffres sur la table, comme on l'a fait cet hiver, je les crois, je ne vais pas moi-même en soufflerie pour les vérifier! Mon rôle se borne à dire "c'est bon, on peut partir dans cette voie là" mais je n'ai pas le contrôle sur ce qui peut se passer en amont. En plus, il n'y a pas les résultats qu'on nous avait promis, mais la concurrence est plus forte qu'on aurait pu le penser.

Ce dont la direction de la Scuderia se sert maintenant comme d'une excuse...
Dans l'équipe, quand on a un défaut, et une excuse à côté, certaines gens prennent toujours l'excuse. Sans penser au défaut. En ce qui concerne le choix de la 642, c'est un peu pareil. Il y a des gens d'expérience, qui connaissent bien le problème, et puis il y a des gens qui ont moins d'expérience, et qui peuvent prendre une décision. Pour moi, la compétitivité de nos adversaires n'est pas une justification. L'écart avec McLaren et Williams vient surtout de notre problème à nous, il ne vient pas des autres. On entend dire que la concurrence est plus forte, qu'elle a mieux travaillé. En fait, elle a travaillé normalement, selon ses plans, et nous on n'a pas assez progressé, mais pour cela il y a des raisons. Je ne peux pas les dévoiler mais, ces raisons, je les connais bien. Après douze ans de Formule 1, je suis capable d'analyser assez facilement, et le résultat de l'analyse est parfois dur à accepter.

Tout espoir est-il donc perdu?
Non, j'espère que le pas en avant va venir maintenant, parce qu'il y a le feu à la maison. On a lancé beaucoup de projets, mais dans le contexte actuel, l'importance de l'organisation ressort et il y a risque. Tout ce qui fait la faiblesse de l'équipe remonte à la surface. L'organisation, le management, n'a jamais été sa force. Ce devrait être encore plus strict, plus rigoureux, plus germanique ou anglo-saxon, comme vous voulez. L'équipe est un peu désemparée parce qu'elle est très émotive, elle réagit beaucoup selon les résultats, selon la presse, et c'est assez difficile à supporter. On ne devrait pas travailler en fonction d'un article de journal, ne de l'humeur des gens. La seule critique que je puisse faire c'est qu'il y a dans l'écurie des gens qui on de l'expérience, qui font ça par passion - gagner, le challenge, le côté sportif - et d'autres qui sont plus "show-off".

Il reste donc du ménage à faire chez Ferrari?
Il y a beaucoup à faire. Sur le plan de la rigueur et de l'organisation. En revanche, ce qui est absolument exemplaire, c'est la façon dont travaille l'équipe technique, et le formidable dévouement des mécaniciens. On bosse trois fois plus que tout le monde, et ça contre-balance ce problème de management. La rapidité de réaction est fantastique, sur le plan du châssis comme sur celui du moteur.

Il n'empêche que, depuis Sao Paulo, l'écurie est en crise...
La crise interne est une chose presque normale chez Ferrari. Quand on gagne, il y a crise d'optimiste, c'est encore pire que ce que nous vivons actuellement. En ce moment, les gens bougent, ils font des choses. Quand il y a crise d'optimisme, tout s'arrête. Il ne faut plus rien faire, on va jouer la fiabilité, et on va gagner le Championnat. C'est ce qui est arrivé durant l'intersaison. Lorsque j'ai dit au Brésil que ça me rappelait Renault en 1983, c'est vrai. Le problème, c'est qu'il y a une ou deux personnes dans l'équipe qui ont une faible expérience de la Formule 1. Alors ils peuvent penser qui si une voiture est compétitive en fin de saison, on doit la garder pour le début de la saison suivante, et qu'on sera forcément dans le coup. C'était vrai il y a dix ans. Maintenant, ça change d'une course à l'autre, ça va tellement vite qu'il est interdit de figer quoi que ce soit.

On prétend que vous traitez directement avec la haute direction de Fiat.
C'est vrai que je peux donner mon avis à n'importe qui, et je ne me prive pas de le faire. Parler à Agnelli ou à Romiti, ce n'est pas un problème pour moi, je décroche le téléphone ou je vais les voir, mais il ne faut pas tout mélanger. C'est à eux qu'il revient de résoudre les problèmes, pas à moi. Dans une équipe, chaque rôle doit être clairement déterminé, et ce n'est pas un domaine dans lequel nous sommes particulièrement forts. Je le répète, j'aimerais bien être seulement pilote, mais l'organisation n'est pas assez rigoureuse pour que je puisse me le permettre. C'est comme si j'étais responsable de quelque chose, et que je ne pouvais pas déléguer. Je suis obligé d'être là tout le temps, de tout vérifier, parce qu'il y a beaucoup de petites erreurs, de petites fautes, qui s'empilent et qui font boule de neige.

Après le "naufrage" de Sao Paulo, si vous n'aviez pas tenu la Scuderia à bout de bras, elle s'écroulait?
Disons que si j'ai un reproche global à faire à notre structure, c'est que beaucoup trop d'erreurs sont commises parce que, justement, l'expérience compte énormément. En arrivant chez Ferrari, je venais d'une structure très rigoureuse au niveau de l'organisation et qui est, de très loin, la meilleure de la Formule 1. Cette rigueur que j'ai connue chez McLaren, j'essaie de l'apporter dans l'équipe. On ne l'a pas encore, ou plutôt, on l'avait un peu en fin de saison dernière et on l'a perdue lors de l'hiver, justement à cause de cette crise d'optimisme. La seule issue, dans l'immédiat, est que j'arrive au circuit à 8 heures du matin et que j'en reparte à 10 heures du soir. En suivant tout ce qui se passe, je mets de temps en temps le doigt sur une petit erreur, j'arrive à colmater quelques brèches, mais c'est très fatigant...

Vous vous imaginez rester le "stakhanoviste" de la Formule 1 pendant la totalité d'une saison?
Je ne sais pas, si c'est nécessaire, j'y parviendrai peut-être. Le problème n'est pas tellement que c'est épuisant mais que si tout marchait normalement nous serions très compétitifs. En réfléchissant, je me dis quand même que me retrouver confronté lors des Grands Prix à des adversaires qui se contentent de piloter peut devenir un handicap. A la longue, l'influx peut s'amoindrir, je risque de m'énerver, de perdre en sérénité. Malheureusement, je ne vois pas d'autre solution à court terme...

Etes-vous candidat à la direction de la Scuderia Ferrari?
Ce n'est pas du tout exclu, c'est quelque chose qui pourrait me plaire une fois que j'aurai arrêté de piloter. C'est à la fois près et loin, ça peut être dans deux ans, après mon contrat, ça peut être dans deux ans, après mon contrat, ça peut être plus tard, ou plus tôt, je ne sais pas. Avec l'expérience qui est la mienne, et compte tenu des différentes équipes avec lesquelles j'ai travaillé, je crois que je pourrais apporter beaucoup.

Les contraintes de la Formule 1, de ce milieu que vous reniez parfois, c'est acceptable sans avoir la joie de conduire?
Si c'est avec une équipe comme Ferrari, oui. S'il s'agit de monter une équipe de A jusqu'à Z, non. La Formule 1 est devenue beaucoup plus dure, beaucoup plus compliquée qu'il y a deux ou trois ans. Il serait nettement plus facile pour moi d'arriver dans une structure déjà bien établie, où je ne prendrais pas de risques financiers et où je n'aurais pas la hantise de me retrouver sans moteur d'une année sur l'autre. Il y a deux ans, j'étais très près de franchir le pas, de monter mon équipe. Je ne l'ai pas fait parce que je voulais avoir un plan sur cinq ans, et que seules les trois premières années étaient garanties. Comme il faut presque deux ans pour tout mettre en place, je n'avais qu'une bonne saison de vraiment assurée. Faire de la Formule 1 pour participer ne m'intéressait pas, je voulais gagner et viser le titre, et je ne possédais pas l'assurance de pouvoir y parvenir. Aujourd'hui, les problèmes et les budgets ont été multipliés par deux, il est trop tard.

Revenons à Ferrari. Malgré Phoenix et Sao Paulo, êtes-vous certain de son potentiel technique?
Oui, 100% certain. Le drame est que certaines gens, chez nous, ont du mal à voir la réalité en face. Dans les grandes équipes, celles qui représentent une image, qui font leur châssis et leur moteur, il arrive souvent que les gens essayent de faire porter par d'autres la responsabilité d'un échec, ou d'une mauvaise décision. C'est plus facile, et ça permet de garder sa place. On dirait parfois qu'il y a des gens qui veulent sauver leur tête, et qui sont capables de n'importe quoi pour y parvenir.

Sans compter que la presse met la pression depuis Sao Paulo.
Elle perturbe surtout les Italiens. C'est insensé, lors de cette série d'essais d'Imola, quand on arrive au motor-home le matin, tous les journaux sont sur la table. Tous les mécaniciens, tous les ingénieurs les lisent. Pas moi, ça ne sert à rien. De temps en temps, je regarde un titre, c'est tout, mais je n'ai de problème particulier avec la presse que dans de rares cas de figure. Exemple: un journaliste arrive - les Italiens sont comme ça - et dit: "Untel de l'équipe a dit que le problème c'était le moteur, est-ce que c'est le moteur où est-ce que c'est le châssis?". Dans ce cas, je ne réponds pas, mais il n'empêche que quand quelque chose ne va pas, la faute incombe d'abord à l'équipe elle-même. Et ensuite à la presse, de façon accessoire, quand elle en rajoute un peu pour faire ses trucs à elle.

Pendant l'intersaison, vous-vous imaginez déjà champion du monde?
Je n'ai jamais raisonné comme ça. Même aujourd'hui, je ne dirais pas que j'ai encore une chance, ou que je n'ai plus aucune chance. D'un jour à l'autre, tout peut changer, ce que nous allons apporter à la voiture va peut-être la transformer du tout au tout, mais peut-être aussi que rien ne va bouger, et alors là, j'en aurais un coup au moral. Je sais dans quel domaine nous devons travailler, depuis trois semaines je travaille calmement, lentement, même, pour être certain de ne pas faire la moindre erreur, et toute l'équipe technique est soudée. Ils savent comment je fonctionne, le courant passe bien. Mais il suffit qu'il y ait une ou deux personnes qui pensent différemment et ça peut devenir le bordel.

Où est la solution? Je ne veux surtout pas que les gens de l'équipe me prennent pour le manager, ce serait ridicule. Au contraire, j'essaie toujours de faire mon travail un petit peu... par en dessous, mais je sais que tant qu'il n'y aura pas un vrai mec, un vrai chef, qui sera capable de prendre les décisions justes, ce sera toujours comme ça.

Vous avez fait tout à l'heure l'éloge de McLaren. La référence à Ron Dennis, avec qui vous avez pourtant été gravement brouillé, est plutôt claire...
La structure montée par Ron Dennis est beaucoup plus efficace que la nôtre. Il a été mécanicien, il connaît bien la Formule 1, il est dans le sport automobile depuis longtemps et il n'hésite pas à mettre la main à la pâte lorsqu'il le faut, même si ce n'est pas son rôle et si ça reste anecdotique. Ron Dennis est un meneur d'hommes, un catalyseur d'énergies, il est complètement respecté, et c'est ce qui manque ici. Avoir quelqu'un comme lui dans l'équipe, compte tenu de notre potentiel, ce serait presque se donner l'assurance d'être champions du monde chaque année.


Propos recueillis par Didier Braillon




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