PARIS MATCH, 28.10.1983

ALAIN PROST: "JE QUITTE RENAULT POUR ETRE CHAMPION DU MONDE"
Dès le soir de sa défaite, il s'était remis en question


"Ce n'est pas Prost qui a perdu, c'est Renault". Nelson Piquet champion du monde après sa victoire à Kyalami rendait ainsi hommage à son challenger sans épargner la Régie. Alain Prost de son côté dénonçait le retard pris par le constructeur français, pourtant pionnier des turbos. Pour Renault la responsabilité de la défaite incombait d'abord au pilote. Après une discussion de 6 h entre la Régie et Prost, le contrat était résilié. Prost apportera à une autre marque les promesses de son talent.

Alain Prost: C'est fini… Je me sens mieux, plus détendu. En pleine forme aussi. Je n'imaginais pas que cette rupture avec la Régie se passerait aussi facilement et aussi rapidement. Pour Renault comme pour moi!

Une décision un peu inattendue, tout de même!
J'avais signé un nouveau contrat le 7 septembre pour la saison prochaine. Nous avions même fait des projets ensemble: la possibilité de s'installer sur un circuit à nous; de modifier l'organisation de l'équipe, d'engager un nouvel ingénieur… Mais tout cela a été balayé par la catastrophe de Kyalami. Quand j'ai rencontré l'état-major de la Régie, lundi matin à Paris, je me suis tout de suite rendu compte que la discussion – six heures au total – ne s'engageait pas sur ce terrain. Dès le début on m'a reproché la déclaration que j'avais faite après la course. Pourtant, in n'y a absolument pas de honte à dire qu'on est dépassé sur le plan moteur et sur le plan voiture. Je pense que refuser d'admettre la supériorité des autres, c'est déjà refuser de faire des progrès. Ça ne leur a pas plu. Ils n'aiment pas qu'on mette leur technique en doute. Et vis-à-vis de l'équipe ils m'ont dit que c'était très mauvais. Quand je dis que le moteur ne marche pas après une course , ce n'est pas pour dénigrer le moteur, c'est simplement une constatation visant à améliorer les choses. C'est ce que j'ai fait après Kyalami. Je l'avais déjà dit il y a trois ou quatre mois aux dirigeants de la Régie. Maintenant que j'ai perdu le titre, ils veulent me faire porter le chapeau. Dans des entreprises comme Renault il faut toujours qu'il y en ait un qui paye. J'ai eu l'impression que si on avait perdu le championnat du monde, c'était de ma faute. Moi, j'avais beaucoup de difficultés, surtout en fin de saison, à être bien dans ma peau et à être heureux. Surtout dans cette équipe. J'ai pensé que la meilleure solution était de partir. C'est peut-être une décision soudaine, mais je pense que c'est la meilleure pour moi.

Vous avez eu un allié de choix avec Nelson Piquet qui a dit: "Ce n'est pas Prost qui a perdu le championnat du monde, mais Renault".
Cela paraît évident à tous ceux qui sont sur le circuits. L'attention s'est braquée sur moi parce que j'étais le numéro un de la Régie. Mais, que l'on considère ce qu'a fait Cheever cette année, avec la même voiture… Et Arnoux l'année dernière. Moi, en deux ans, j'ai marqué plus de 130 points au championnat. J'ai remporté neuf victoires en trois ans. Ce qu'aucun pilote n'avait réussi. C'est un résultat positif, même si on n'a pas été champion du monde. De plus, la Régie craint ma franchise. Et on ne sait jamais comment agir dans cette équipe. On ne sait pas si on doit se taire ou parler. J'ai toujours un peu de mal à me faire dicter mes réponses par une équipe.

De quand date votre divorce avec Renault?
En début d'année il n'y a eu aucun problème. Renault avait sorti une nouvelle voiture, que nous avons essayée à Rio. Elle marchait très bien. Malgré cela, il y a eu des choix techniques que je n'ai pas du tout apprécies. J'ai beaucoup poussé pour qu'on ait, pendant les deux premiers Grands Prix, cette nouvelle voiture. Je pense que, techniquement, c'était possible pour peu que les ingénieurs aient fait preuve d'un peu de bonne volonté. Et puis, il y a eu l'histoire des ravitaillements. Brabham et Williams on inauguré le ravitaillement en course. Nous n'avons pas cru nécessaire de faire la même chose. Je pense qu'on a perdu une petite partie du championnat à ce moment-là. Par la suite, ça a bien marché. Pendant toute la première partie de la saison, la Renault a été fiable. Mais les autres, plus que nous ont travaillé leur fiabilité et ont fini par nous dépasser. Chez nous, en revanche, personne n'a su prévoir l'avenir sur le plan technique.

A quoi attribuez-vous cette stagnation de Renault?
La Régie, qui était bien placée sur le moteur turbo, s'est laissée d'un seul coup grignoter par les autres. C'est tout d'abord une question de mentalité. En France, on a souvent tendance à considérer qu'on est les meilleurs, ce qui nous empêche de nous remettre en question aussi souvent qu'il le faudrait, comme le font les équipes anglaises. Ensuite, c'est un choix technique au départ: on veut toujours, parce qu'on s'appelle Renault, choisir la sécurité… On a peur de l'opinion. Peur aussi de prendre des risques.

Ce qui étonne un peu tout le monde, c'est ce début de saison, qui fait de vous virtuellement le champion du monde, et puis, d'un seul coup, une espèce de dégradation…
Il n'y a pas eu dégradation de rapports humains. Il n'y a pas eu non plus dégradation technique. Il y a eu, surtout cet incroyable progrès de nos adversaires, auxquels nous n'avons pas su résister. C'est quelque chose que j'avais prévu le soir même de ma victoire à Zeltweg. J'ai dit alors qu'on était très limité sur le plan moteur. Ce jour-là, si Piquet n'avait pas eu d'ennuis mécaniques, c'est lui qui aurait gagné. Mais c'est un mal bien français que de se voiler la face, de vouloir ignorer les difficultés et, surtout, de ne pas reconnaître et accepter la supériorité d'autrui. On considère toujours qu'on a le meilleur matériel, la meilleure voiture, le meilleur moteur… Le problème de Renault, il est là. Et, en fin de compte, c'est toujours le pilote qui "trinque".

On vous a aussi reproché d'avoir une attitude provocatrice.
Je le disais, c'est toujours le même problème dans une écurie française, et notamment chez Renault! Je voudrais d'ailleurs qu'il soit bien précisé que je m'exprime sans aucun amertume, et sans acrimonie, Chez Renault personne n'ose dire réellement ce qu'il pense. Je suis sûr qu'il y a des ingénieurs, des mécaniciens, qui ont des choses sur le cœur. Et qui les gardent, parce que c'est comme ça!

Ces critiques, que vous vouliez constructives, ont finalement été perçues un peu comme des manifestations d'enfant gâté?
Pratiquement. Et c'est bien décevant. Les responsables de Renault devaient bien comprendre qu'on avait un intérêt commun: être champions du monde; avoir la meilleure voiture. Si j'ai fait des critiques, ce n'es pas pour le plaisir. C'est uniquement parce que j'avais envie de me battre pour la première place. Parce que je n'avais pas envie de voir dégringoler une équipe. C'est tout.

On vous reproche aussi un contact difficile avec les mécaniciens.
C'est faux. Je n'ai jamais eu le moindre problème avec eux. En revanche, je n'ai jamais fait de démagogie dans l'équipe. Je n'ai jamais vu l'utilité de leur donner des tapes dans le dos, comme ça, sans arrêt, seulement pour être bien avec eux.

Vos difficultés ne datent pas uniquement de cette année. On se souvient de vos problèmes l'année dernière avec Arnoux!
A ce moment-là, j'étais 3e au championnat du monde, Arnoux était très loin et j'étais premier pilote. Le directeur de Renault-Sport, Gérard Larrousse et le P.-d.g. Bernard Hanon ont demandé au briefing, à René, avant la course, s'il était d'accord pour laisser sa place. René a promis qu'il me laisserait passer dans n'importe quelle condition s'il était premier, et moi deuxième. Il ne l'a pas fait. Ça le regarde. Il est vrai que je lui en ai voulu de n'avoir pas tenu sa promesse, mais j'en ai surtout voulu à Renault de ne pas avoir pris plus fermement position dans cette affaire, puisque la décision avait été prise en commun. J'ai donné une image très impopulaire ce jour-la. Sous l'emprise de la colère je n'ai peut-être pas agi comme il le fallait. Mais, après tout, ce n'est pas moi qui a demandé à Arnoux de me céder sa place… Il y a chez Renault beaucoup d'irresponsabilité vis-à-vis du pilote. Sous ses couleurs j'ai remporté un grand nombre de succès et acquis une assez grande notoriété. Mais s'il m'est arrivé d'être impopulaire, ils en sont largement responsables. Tout ce que je dis là, je l'ai répété tout au long de l'année aussi bien à l'intérieur qu'à extérieur de la Régie. Ce n'est donc pas la première fois que j'en parle et je ne le fais pas précisément parce que je m'en vais.

Pourtant, il semble que Renault ait tenté un effort en donnant de vous un image plutôt sympathique.
Cette campagne de publicité du style "une entreprise derrière un homme" m'a fait sûrement mieux connaître. En revanche elle ne m'a pas rendu plus populaire.

Croyez-vous que cela tienne au fait que Renault représente une "grosse machine", avec tout ce que cela implique?
Oui. Il y a à la Régie une certaine lourdeur. La compétition est tout à fait différente dans une écurie anglaise. L'organisation est beaucoup plus souple. L'année dernière, par exemple, on a perdu le championnat à cause d'une pièce électrique qui doit coûter 300 F! Les pépins ont duré six mois avant qu'on finisse par utiliser les mêmes pièces que Ferrari.

Pensez-vous que Renault ait des chances d'être champion du monde, l'année prochaine?
Je l'ignore. Tout ce que je souhaite, c'est qu'ils n'oublient pas les propos que je leur ai tenus pendant ces derniers mois, et qu'ils n'y voient rien d'autre qu'un encouragement. Je des cela en toute sympathie, et en toute amitié.

Quitter la Régie au bout de trois ans, qu'est-ce-que cela vous fait?
Vraiment, cela me peine… Mais rester trois ans dans une équipe, c'est déjà long. Je vais connaître quelque chose de nouveau. De toutes façons, je pense que j'aurais été moins motivé dans la mesure où je sais déjà qu'il n'y aura pas grand changement à la Régie.

Etes-vous en pourparlers avec d'autres écuries?
Oui. Je suis pris un petit peu de court, mais il se pourrait que, dans les jours prochains, il y ait un grand boum au niveau des transferts dans la Formule 1… Je n'ai pas du tout l'intention de conduire une voiture de second plan. Je crois que j'aurai une très très bonne voiture.

Quelles sont les équipes qui ont le plus de chances, à votre avis?
Brabham encore! Puis McLaren, Ferrari et Williams, dans l'ordre.

Quel est votre souhait pour l'an prochain?
Je voudrais surtout piloter la meilleure voiture, être le mieux possible dans mon équipe, donc dans ma peau, redevenir populaire, redorer mon blason et essayer de remporter le championnat du monde. De toutes façons, là où je serai, je serai beaucoup plus tranquille que je ne l'ai été depuis deux ans, beaucoup plus serein, disponible et donc beaucoup plus sympathique aux yeux de tout le monde.

interview exclusive recueillie par JEAN-MICHEL CARADEC'H



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